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De la difficulté de nommer notre sujet

Dans la préparation d’une Semaine sociale, il y a un travail conceptuel à mener. En l’occurrence, cette fois, il était question de traiter des migrations. Comment a-t-on circonscrit le sujet ? Quelles questions et interpellations ont-elles été posées ? Entrée dans les coulisses d’un événement, pour identifier aussi les tensions qui le traversent.

Quand nous avons commencé à travailler le concept de Semaine sociale, le thème n’était posé que de façon très globalisante, « migrations » : nous étions conscients qu’il véhiculait énormément de choses, qu’il était impossible de les aborder toutes. Nous avons donc travaillé à circonscrire. Nous sommes assez rapidement tombés d’accord sur, d’une part, ce que devait être notre « porte d’entrée », d’autre part, une mise en garde. La porte d’entrée : la justice sociale. Très simplement parce que c’est là que réside notre « cœur de métier » d’acteurs de la gauche, impliqués dans des organisations sociales.

Les intéressés eux-mêmes s’emparent parfois de leur « stigmate », pour le retourner en identité fière : « les Noirs » des uns devient « nous les Blacks » des autres.

La mise en garde : « attention à ne pas culturaliser le débat ». Avant tout, il y avait manière d’exprimer entre nous, et vis-à-vis de l’extérieur, le refus absolu d’ajouter de la stigmatisation à la stigmatisation. D’innombrables propos polémiques en effet visent les enjeux de la coexistence multiculturelle, en particulier dans les quartiers pauvres, et usent de l’arme de la dénonciation de comportements, pour ne pas nous compliquer l’écriture et bien que ce soit très imparfaitement formulé, on écrira à ce stade : « peu intégrés ». Sur ce socle se construisent deux positions : d’une part, l’extrémiste enfermé dans la défense de « la civilisation occidentale », vécue désormais telle une citadelle assiégée, et qui explique « c’est pour toujours » ; d’autre part, la position de ceux qui pensent « tout cela peut évoluer ». Jetons directement au panier la position extrémiste, pour ne plus y revenir : ni les participants à la Semaine sociale, ni les lecteurs de Politique n’ont besoin d’argumentations à cet égard ! Concentrons-nous sur l’espace créé par ceux qui pensent « tout cela peut évoluer », pour immédiatement y constater la coexistence de très nombreuses sous-positions, dont certaines expriment des peurs, tandis que le bric-à-brac des propos et des événements crée une aura de grande confusion. Un parfait prototype de cette confusion se repère dans une partie des suites données aux incidents créés par le groupuscule Sharia4Belgium Référence à des incidents provoqués en juin 2012 après le contrôle d’une personne circulant en burka sur la voie publique. Les initiateurs relevaient du groupuscule « Sharia4Belgium », désormais dissous. Felice Dassetto caractérise le groupe de « radical-extrémiste », qui considère que la seule société acceptable est celle fondée sur la charia (loi canonique islamique, Le Petit Robert) et qui veut relancer le djihad (guerre sainte menée pour propager, défendre l’islam, Le Petit Robert) par d’autres moyens que la lutte armée. Référence : paper on-line du Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain (CISMOC/UCL), « Sharia4…all. Éléments d’analyse et de réflexion à propos d’un groupe extrémiste », juin 2012 (www.uclouvain.be) – pourtant initiés par des personnes pour la plupart belges nées en Belgique, et à tout le moins clairement en contexte post-migratoire – qui engendrent des débats certes légitimes mais portant (aussi et principalement) sur tout autre chose : les conditions du parcours d’intégration à mettre en place (ou non) pour les primoarrivants. Donc, la mise en garde « ne pas culturaliser le débat » vise, pour nous, l’idée forte : ne pas en rajouter aux peurs, aux stigmatisations, aux confusions, qui est aussi manière d’affirmer que « le social surdétermine le culturel ». Par ailleurs, très frappés par les confusions du contexte, nous avons ajouté une insistance sur le fait que de très nombreuses situations doivent être qualifiées de post-migratoires : les personnes sont installées durablement, leurs enfants et petits enfants sont belges. Ainsi le cadre était-il clarifié et circonscrit : on entre dans le champ post-migratoire par la porte de la justice sociale, sans culturalisation de l’approche. Les interpellations et difficultés se sont alors fait jour. Je vais en relever trois.

Post-migratoire ?

D’abord, une petite polémique sur notre cadrage « post-migratoire ». « Il est ridicule de faire croire que la réalité contemporaine de la Belgique serait post-migratoire : les migrations, nous sommes toujours en plein dedans ; et elles ne s’arrêteront jamais ». Difficile de nier une telle vérité ! D’autant que, nous-mêmes, comme MOC, sommes membres du Ciré, lieu par excellence au cœur des migrations en train de se faire Créé en 1954, le Ciré est une structure de coordination pluraliste réunissant 24 associations aussi diversifiées que des services sociaux d’aide aux demandeurs d’asile, des organisations syndicales, des services d’éducation permanente et des organisations internationales. L’objectif poursuivi est de réfléchir et d’agir de façon concertée sur des questions liées à la problématique des demandeurs d’asile, des réfugiés et des étrangers tant au niveau politique que pratique (par l’organisation de services aux migrants) ! Nous avons voulu circonscrire sans nous disperser : il est clair que nous ne traiterons pas de tout ce qu’il est possible de traiter autour du mot-clé « migration » ; il y a bel et bien une réalité post-migratoire, et c’est celle-là que nous voulons traiter principalement aujourd’hui, mais le programme a été aménagé en sorte que les migrations en cours ne soient pas totalement occultées.

Nommer le sujet ?

Ensuite, beaucoup plus difficile, il nous fallait « nommer » le sujet le plus précisément possible : « migration » n’étant d’évidence plus le mot adapté ; « justice sociale » étant quant à lui trop générique : il fallait le référer à la réalité que nous visions, une réalité évolutive, cristallisée par des termes successifs.

Il n’y a pas que des migrants pauvres à descendances pauvres ; les populations se dispersent autant qu’elles se concentrent ; toutes ne revendiquent pas la différence.

« Travailleurs étrangers », puis « immigrés » : les termes ne sont justes que le temps de la génération qui migre « pour de vrai » pour venir travailler ; ils ne permettent par contre pas du tout de qualifier correctement la situation des descendants desdits travailleurs immigrés, qui ne sont eux-mêmes ni étrangers, ni en migration ! Peut-être peut-on formuler l’hypothèse que c’est dans le vide créé par ces dénominations inadaptées qu’ont pu s’en installer d’autres, guère plus heureuses, se référant, selon les cas, à la densité de la pigmentation (« les Noirs ») ou à des origines régionales ou nationales (« les Maghrébins », « les Marocains », « les Turcs », « les Congolais », « les Sub-Sahariens »…). Ces communautés voisinent désormais de plus anciennes (« les Italiens », « les Espagnols », « les Grecs »…) et de plus récentes (« les Polonais » On vise la vague d’immigration polonaise qui a suivi la chute du Mur de Berlin. Une communauté s’était déjà installée dans l’entre-deux-guerres mondiales , « les Roumains »…). Une telle manière de nommer ouvre un boulevard à cette culturalisation que nous voulons éviter. Mais l’obstacle est fort, car la ségrégation que véhiculent ces dénominations est corollaire d’une ségrégation spatiale : les populations pauvres nommées par une nationalité se concentrent aussi dans les quartiers pauvres, mal entretenus, mal considérés, à mauvaise réputation : quand, en Belgique, un quartier obtient le surnom de Marrakech, c’est rarement pour célébrer ses vertus patrimoniales ou de destination touristique et de loisirs. Bref, il y a une réalité très « visible ». Les intéressés eux-mêmes s’emparent parfois de leur « stigmate », pour le retourner en identité fière : « les Noirs » des uns devient « nous les Blacks » des autres ; toute une série de revendications à l’expression de la différence s’exprime au grand jour. Toutes ces mécaniques se renforcent les unes les autres et contribuent à donner à un problème social une image de problème culturel, voire ethnique ! Le terrain est alors mûr pour d’autres dénominations encore, telles « allochtones », de mon point de vue l’horreur absolue, tant elle tend à couper la société en deux – il y a « eux » et « nous », pour toujours On le verra plus loin à la lecture de sa contribution : Édouard Delruelle n’a pas cette réticence à l’usage du mot « allochtone » – et sa variante plus soft « personnes issues de l’immigration », quoi qu’elle soit régulièrement elle-même déclinée sous la forme « jeunes issus de l’immigration », ce qui identifie par ailleurs plus précisément une belle cible à stigmatiser Ce paragraphe trouve son influence dans : Johanna de Villers, Arrête de dire que je suis Marocain, éditions de l’Université de Bruxelles, 2011. Le propos ici formulé relève de « l’appropriation libre » : si on devait y identifier des inexactitudes, la responsabilité ne pourrait en être imputée à Johanna de Villers. À la recherche d’une solution acceptable à ce problème de dénomination, on s’est penché sur des littératures récentes. Une forme de convergence semble se dessiner ces dernières années autour d’une nouvelle dénomination, qui associe le qualificatif « ethnoculturel » à l’un ou l’autre substantif, dont le plus courant semble être « minorités ». Donc : « minorités ethnoculturelles ». Mais pourquoi donc le substantif « minorités » ? L’usage de ce mot peut lui aussi mettre mal à l’aise. En effet, le mot « minorités », par ailleurs utilisé au pluriel, véhicule son implicite contrepoint : il y a aussi une majorité – singulier ! Or, la façon vulgaire de concevoir la démocratie limite celle-ci à, pour faire bref, « la loi de la majorité », sans prise en compte d’un de ses compléments « …dans le respect des minorités » Dans De la démocratie en Amérique, 2 tomes, 1835 et 1840, Alexis de Tocqueville évoquait la « tyrannie de la majorité ». À vrai dire, son propos ne visait pas particulièrement la tyrannie à l’égard de minorités telles que nous les comprenons actuellement ici. Il est néanmoins autorisé d’extrapoler sa volonté de proposer des solutions en vue de contrer les abus de l’omnipotence majoritaire, et de concilier égalité et liberté au sein d’une « démocratie libérale ». Au rang des solutions que suggère Tocqueville : la création de corps intermédiaires, à travers notamment le développement des associations et celui des libertés locales. Référence : Eric Keslassy : « Alexis de Tocqueville : heurs et malheurs de la démocratie », in Les grands dossiers des Sciences humaines, Auxerre, n°30, 2e trimestre 2013. Là réside le malaise : dans cette affaire, quand le mot « minorités » est utilisé, on ne sait pas toujours bien qui parle, ni ce qu’il a derrière la tête : la simple imposition brutale de la loi majoritaire, ou le respect des minorités ? Ceci sans compter que la simple affirmation du principe de respect des minorités ne suffit pas à fonder les politiques concrètes (en effet, la volonté de respecter les minorités ne doit pas pour autant signifier l’acceptation de n’importe quel comportement : comment, alors, définition les balises du vivre ensemble et où les place-t-on ?) On le verra plus loin, à la lecture de sa contribution : Henri Goldman n’a pas cette timidité à l’usage du mot « minorités » pour désigner notre sujet. Finalement, nous avons contourné l’obstacle en utilisant « diversité ethnoculturelle ». D’accord, l’usage de ce terme laisse subsister un vrai espace pour identifier « eux » et « nous », mais cependant dans une configuration plus égalitaire : à supposer que le locuteur relève du « Bleu-Blanc-Belge », il a statut d’appartenance à une diversité parmi d’autres ; au moins évacue-t- on ces catégorisations « suis-je dans la majorité ? ou relevai-je d’une minorité ? ». Tout cela est-il satisfaisant ? On n’en est pas certain, mais c’est ce qu’on a trouvé de mieux pour le moment. La réflexion a vocation à continuer à avancer : il n’est dès lors pas exclu que nous bougions encore à l’avenir. Il n’empêche, pour le moment, il y a paradoxe, pour ne pas dire contradiction : nous ne voulons pas culturaliser ; mais pourtant la dénomination qui nous a semblé la plus satisfaisante ne peut s’empêcher d’exprimer qu’il se passe des choses qui ont à voir avec des ethnies et des cultures !

Malentendu ?

Conjointement à tout cela – c’est la troisième interpellation/ difficulté – des amis nous envoyaient des messages : « Comment osez-vous présenter les choses ainsi, alors qu’aujourd’hui les crispations principales s’organisent autour des minorités musulmanes ? N’y aurait-il pas quelque lâcheté à ne pas prendre le problème de front ? ». C’est curieux de s’entendre dire les choses comme cela, car, évidemment, le souci existe, mais il coexiste avec différents faits d’actualité qui ont pour effet de stigmatiser des communautés successives, qui peuvent n’avoir absolument rien à voir avec l’islam : les Polonais, les Roms… S’il y a bien un domaine où n’existe aucun monopole, c’est celui-là ! Toujours est-il qu’il y avait du solide malentendu dans l’air. Même après la publication du programme, qui, nous semblait-il, formulait quand même les choses de manière explicite, ce qui a été retenu par plus d’un interpellant était une vérité comme « la Semaine sociale portera sur quelque chose autour des migrants », immédiatement réinterprétée en « des journées d’étude sur quelque chose autour de l’islam et des communautés musulmanes en Belgique ». En général, cela nous valait de chaleureuses félicitations ! Il a tout le temps fallu faire des mises au point. J’admets que le présent commentaire ne s’appuie pas sur une enquête voulue scientifique auprès d’un échantillon représentatif : il traduit principalement ma propre subjectivité construite au fil de rencontres aléatoires. D’où la question : est-ce anecdotique ou révélateur ? Compliquée cette affaire ! J’opte pour l’hypothèse que cela révèle bel et bien une tension qui nous traverse, que d’ailleurs le titre et le sous-titre des travaux mettent bien en scène, sous la forme d’un chiasme : « Égaux et différents. Diversité ethnoculturelle et justice sociale ». Je formule l’hypothèse complémentaire : la tension doit moins se gérer sous la forme de la disjonction (« c’est l’un ou l’autre ») que sous celle de la conjonction conditionnée (« c’est l’un et l’autre », mais il y a des balises à mettre). La réalité sociale est toujours beaucoup plus complexe que les caricatures qu’on peut en faire. Pourtant, correctement construites et interprétées, les caricatures aident à comprendre. Dessinons d’abord une caricature : la tension a à voir avec l’Histoire, qui a connu deux époques. La première, celle de l’appel de main-d’œuvre a aussi été celle des revendications socio-économiques d’égalité et de justice sociale. Dans la seconde, l’économie s’est dégradée ; les migrants sont restés, leurs enfants et petits-enfants aussi ; les groupes concernés se sont concentrés en des quartiers précis : le malaise social s’y exprime par des revendications identitaires, de droit à exprimer de la différence. La réalité sociale est cependant beaucoup plus complexe que la caricature : il n’y a pas que des migrants pauvres à descendances pauvres ; les populations se dispersent autant qu’elles se concentrent ; toutes ne revendiquent pas la différence (au contraire, beaucoup sont dans la revendication « nous sommes comme tout le monde »). La caricature aide pourtant à comprendre, à la condition expresse d’enregistrer que les deux étapes historiques identifiées ne sont pas dans la succession l’une de l’autre, la seconde revenant à annuler la première, mais plutôt dans l’addition. Dès lors…

  • Le fait qu’il y ait des revendications de nature culturelle n’enlève rien ni à la pertinence ni à l’actualité des enjeux économiques et sociaux.
  • Il ne faut pas pour autant se garder de traiter les réalités du multiculturalisme, dans de claires balises inspirées de Michel Wieviorka : ainsi, ne pas culturaliser le débat est-ce le mener en sorte qu’à aucun moment on ne fige les identités, on ne favorise les tendances à l’« essentialisation », c’est-à-dire à cette idée qu’une culture serait donnée une fois pour toutes, et donc serait irréductible ou inassimilable à d’autres valeurs que les siennes propres Michel Wieviorka, Pour la nouvelle gauche, Paris, Robert Laffont, 2011.

Cette complexité, nous allons la traiter en quatre étapes. D’abord, nous nous attacherons à décrire les réalités sociales des diversités, avec d’une part une approche philosophique globalisante par Edouard Delruelle, d’autre part une approche anthropologique par Jacinthe Mazzocchetti : l’approche anthropologique donne un heureux complément en ceci qu’elle cherche à comprendre « de l’intérieur » quelles sont les logiques qui animent les personnes ; la déconstruction d’a priori permet de comprendre. Deuxième étape, celle du vivre ensemble dans une société diverse. On peut lire le droit comme la formalisation des règles explicites du vivre ensemble. La contribution de Julie Ringelheim vise à donner un aperçu à propos d’où nous en sommes à cet égard, du point de vue de la diversité, et quelles sont les grandes questions en débat. Ensuite, avec Frédérique Mawet, nous serons résolument au cœur des migrations en train de se faire, et des questions qu’elle pose à notre société. Enfin, avec Christine Kulakowski, nous déplacerons la focale vers la description de ce que peut être l’action interculturelle pour le mieux vivre ensemble. La troisième étape sera celle de l’analyse de la mécanique discriminante. Les discriminations ethniques et raciales sur le marché du travail font l’objet d’une description par Alexandre Tandé, immédiatement complété par Ginette Herman, dont l’approche psycho-sociale permet de comprendre la mécanique proprement dite de production de discriminations. Ahmed Ahkim termine la séquence en analysant la situation des Roms, communauté emblématique du cumul de toutes les discriminations. Dernière étape enfin, celle du mouvement social face à la diversité, avec deux apports. Altay Manço d’abord autour du rôle des associations dans la problématique, en particulier celles initiées dans les communautés de la diversité ethnoculturelle. Henri Goldman ensuite fera, sous forme de conclusions, un plaidoyer pour une démocratie inclusive, ouverte à la diversité. L’ensemble est complété par les commentaires d’actualité politique de Thierry Jacques, le président du MOC.