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Dans les coulisses de la Pologne de Kaczynski

Kaczynski
Kaczynski © Rafal Zambrzycki
Deux mois après les élections législatives polonaises du dimanche 13 octobre, il est désormais possible d’en dresser un bilan.

Pour mémoire, ces élections avaient pour enjeu la reconduction ou le remplacement du gouvernement actuel et de son programme de « démocratie illibérale » qui, prenant argument de sa majorité, a refusé pendant quatre ans de débattre avec les partis d’opposition, jugés illégitimes et corrompus, et a boudé toute possibilité de consensus, redéfini comme une trahison de « la volonté de la nation ». Cela fait donc quatre ans que le parti nationaliste, tenu d’une main de fer par son président Jaroslaw Kaczynski, joue de cette division manichéenne du champ politique, largement relayée par les médias d’État, pour s’assurer une adhésion moyenne de 40 % de l’opinion publique au fil de ses réformes : mise en coupe réglée du tribunal constitutionnel et de la cour administrative suprême, promotion d’une histoire nationale réduite à une litanie de hauts faits, dotations généreuses pour l’Église et tarissement des subsides pour les associations de défense des droits humains, mise en cause permanente des droits des minorités et attaques régulières des droits des femmes.

Il faut néanmoins rappeler que le parti Droit et Justice avait été la seule formation politique à proposer un programme d’allocations familiales, le premier mécanisme de cette ampleur à opérer une redistribution des dividendes de la transition démocratique et néolibérale de 1989. En outre, il faut concéder à Kaczynski d’avoir eu l’intelligence tactique de coupler très tôt cette promesse de hausse du pouvoir d’achat à des appels au respect de la dignité nationale. Il peut nous arriver de l’oublier dans cette partie-ci de l’Europe mais l’histoire du XXe siècle a promené ses tragédies sur le territoire polonais, suite à quoi la reconstruction de la paix s’est faite au prix de l’abandon géostratégique de cette partie du continent  au bloc soviétique. Il y a donc un passif historique qui n’a pas été entièrement soldé. Kaczynski a habilement exploité ce qui subsiste de ressentiment à cet égard pour faire accroire que l’amélioration du niveau de vie était indissociable de la reconsidération de la nation polonaise, par elle-même comme par autrui. Stratagème d’autant plus efficace que tout échec devenait dès lors facilement imputable à d’obscures « forces étrangères hostiles », ce qu’il ne s’est d’ailleurs pas privé de faire.

l’objectif affiché de la campagne était de décrocher une majorité constitutionnelle

Ainsi, l’adhésion à Droit et Justice avait-elle été la résultante d’un mélange d’aspirations sociales et de revendications symboliques que les sociologues  ont, encore à ce jour, bien du mal à démêler. De grandes questions planaient donc sur cette campagne : pouvait-on imaginer une victoire électorale qui s’appuie sur un seul pôle de cet ensemble et boude le second ? Le parti de Kaczynski serait-il amené à organiser des arbitrages ? Est-ce que cet alliage aurait gagné en séduction au point d’offrir au parti Droit et Justice le plébiscite qu’il espérait ?

Le premier constat est que Droit et Justice, avec ses 43,6 % de suffrages, obtient 237 mandats (la majorité absolue étant à 231) et qu’il peut donc continuer à gouverner seul, sans avoir à faire appel à un partenaire de coalition. Néanmoins, l’objectif affiché de la campagne était de décrocher une majorité constitutionnelle de 307 sièges. On est donc loin du compte : Kaczynski ne sera pas Orban.Par ailleurs, l’opposition a arraché une courte majorité de deux sièges au Sénat, où les lois doivent être ratifiées. Kaczynski est probablement déjà occupé à promettre monts et merveilles à l’un ou l’autre sénateur pour acheter leur défection mais la plupart des transfuges de la législature précédente n’ont pas été réélus. Le climat est ainsi à la hausse des prix et Kaczynski n’est pas réputé pour être bon payeur quand il s’agit de rembourser ses dettes politiques. Il n’est pas certain qu’une porosité s’opère entre les blocs politiques. Un gros caillou dans sa botte, donc.

Une autre tendance observable est celle de l’érosion lente de la formule de campagne de Droit et Justice. Celle-ci allie traditionnellement une promesse et une menace : la mise en place de transferts sociaux (authentiquement nécessaires) et le rempart contre une invasion  (aussi fantasmatique que possible). La source de cette menace n’est d’ailleurs sélectionnée qu’en fonction du gain politique qu’il y a à en espérer, en étudiant la crainte qu’elle saura inspirer aux électeurs indécis. Cette mobilisation discursive commence toutefois à manquer de souffle. Après le danger des hordes islamistes brandi lors de la campagne de 2015, cette année, la cohésion des familles était prétendument mise en péril par l’« idéologie LGTB ». Or, ces deux menaces survivent mal à l’ épreuve du réel.

La communauté LGTB polonaise a réagi avec beaucoup d’intelligence et de dignité

D’une part, l’économie polonaise a besoin de main d’œuvre et s’est donc ménagée, à rebours des déclarations matamoresques du camp nationaliste, un solde migratoire positif : après avoir accueilli les Ukrainiens fuyant la guerre, le pays s’est ouvert aux migrants économiques du Pakistan et du Sri Lanka. D’autre part, la campagne de haine à l’égard de la « communauté LGTB » – malgré le climat délétère qu’elle a créé – semble avoir été moins mobilisatrice que prévu. La communauté LGTB polonaise a réagi avec beaucoup d’intelligence et de dignité, évitant le piège tendu. La mécanique d’antagonisme est donc apparue plus difficile à fabriquer. Cela démontre les limites d’une stratégie qui s’efforce d’isoler, puis de stigmatiser, des minorités au sein d’une nation qui, du fait de la brutalité du XXe siècle, est ethniquement l’une des plus homogènes au monde.

L’un des autres constats est que l’Église a été l’un des acteurs principaux de cette campagne. Au nom du péril que représenterait l’ « idéologie LGTB », certains évêques n’ont pas hésité à dispenser de véritables consignes de votes dans leurs homélies des derniers mois. Parfois jusqu’à produire des sermons dépourvus de toute miséricorde évangélique et à en appeler à poser des actes de violence pour enrayer la tenue de « gay prides ». Cela s’explique notamment par le fait que la religiosité polonaise, quoique l’on puisse croire, traverse une période de crise : tassement de la fréquentation des églises, remise en question de l’autorité des prêtres, colère face à la gestion catastrophique des révélations de pédophilie en son sein. L’épiscopat resserre donc les rangs autour d’une vision crispée de sa fonction unique et indivisible de guide des âmes. Ce repli explique qu’une telle connivence se soit nouée avec l’état-major de Droit et Justice, campé dans une posture similaire. L’un et l’autre partagent la croyance qu’un pouvoir fort et centralisé est indispensable pour faire face à ce qu’ils perçoivent comme une menace existentielle. Cela implique également que le parti Droit et Justice, s’il devait trébucher, risquerait fort d’emporter l’Église dans sa chute. Ayons également une petite pensée pour tous les catholiques progressistes de Pologne (et ils sont nombreux) qui ne se sont jamais sentis aussi abandonnés qu’aujourd’hui.

Le grand perdant de ces élections est assurément la Plateforme Civique. L’ancienne formation de gouvernement a refusé pendant quatre années de réviser son logiciel de soutien au libre marché et n’a envisagé que du bout des lèvres d’y adjoindre des mesures de protection pour les laissés-pour-comptes de la transition néo-libérale qui a fait suite au renversement du communisme . Il est donc peu étonnant qu’elle ait connu un nouvel échec en obtenant 27,4 % de suffrages. Une autre de ses erreurs a probablement été de consacrer plus d’énergie à étouffer toute rivalité au sein de l’opposition plutôt qu’à se mettre à l’écoute de l’électorat qui a porté Droit et Justice au pouvoir. Les premières déclarations des ténors du parti ont laissé entendre que ce dernier allait au-devant de turbulences internes. Pour la qualité du débat public, il est à espérer que les militants appelleront à une réelle remise en question de son programme et à un changement d’attitude vis-à-vis de ses alliés de l’opposition pro-démocratique , le parti de gauche et le parti agraire.

La Gauche, qui retrouve le chemin du parlement avec 12,6 % des votes

La soirée électorale où l’on affichait le plus grand sourire était celle du parti simplement intitulé La Gauche, qui retrouve le chemin du parlement avec 12,6 % des votes ! La spécificité du débat polonais avait tenu jusqu’ici à ce que la droite nationaliste n’ait eu d’autre interlocuteur que la droite libérale, engendrant la banalisation de propos parfois glaçants. Pour preuve, la ligne consensuelle tenue par l’une et l’autre sur la pénalisation de l’avortement, jamais remise en doute. C’est désormais terminé ! Et il y a dans ce parti la Gauche nombre de très jeunes politiciens et politiciennes, talentueux et combatifs, ayant bénéficié de formations intellectuelles de premier plan, qui ont une véritable chance de redessiner l’agenda politique en y faisant émerger de nouvelles préoccupations.

On notera encore que la Plateforme Civique a formé un cartel avec une formation de démocrates-libéraux minoritaires, la Moderne, et un groupe d’écologistes, les Verts. Parmi ces derniers, deux candidates et un candidat vont, pour la première fois, siéger dans les travées du parlement polonais. C’est bien peu vu les enjeux auxquels la Pologne va être amenée à faire face en termes de transition énergétique et de préservation de son patrimoine environnemental, mais c’est un début qui mérite d’être salué.

Le parti agraire, le Parti Polonais Populaire, le plus ancien de la scène politique, déjà présent à la fondation de la IIe République, en 1918, a sauvé la mise in extremis en forgeant une alliance contre-nature avec le parti d’une rock-star sur le déclin, Kukiz 15, sans ligne politique claire si ce n’est l’application d’un scrutin uninominal majoritaire lors des élections et un masculinisme patriotique un peu décati, pour arracher 8,5 % des voix et ainsi franchir le seuil d’entrée du parlement fixé à 5 %.

Cependant, la formation qui a le plus siphonné l’électorat de Droit et Justice est un parti fasciste, misogyne, homophobe et raciste : la Confédération, qui remporte 6,8 % des suffrages. Kaczynski, malgré sa dynamique de surenchères fréquentes, aura donc fini par se laisser déborder sur sa droite. Il va maintenant devoir gérer le monstre qu’il a enfanté. Ceci étant, la Confédération fonctionne comme une coupole qui rassemble sous une même bannière libertariens et monarchistes – pour ne citer qu’eux – et où la culture du consensus cède volontiers le pas à la démonstration de force. Il y a donc fort à parier que son sulfureux meneur ne parvienne pas à établir de concorde durable entre ses lieutenants. Détail révélateur s’il en est, parmi les douze députés envoyés par la Confédération au parlement, il n’y a pas la moindre femme.

Ce que Kaczynski espère secrètement de l’Europe occidentale, c’est une rebuffade.

En résumé, Kaczynski a un problème. Il était parvenu à réduire  l’espace politique à un duopole, Droit et Justice contre Plateforme Civique, tous deux crispés autour d’enjeux relativement passéistes : prolongation ou réforme du capitalisme de marché mis en place en 1989, gestion du legs historique communiste, attachement à des valeurs traditionnelles essentialisées comme polonaises, etc. Au surplus, la Plateforme Civique avait fait l’impardonnable cadeau à Droit et Justice d’ignorer les écarts de richesse au sein de la population, lui laissant le champs libre pour dérouler son programme d’allocations familiales.

Mais désormais, la scène politique s’est fragmentée et Kaczynski va devoir gérer les tirs croisés des formations placées sur sa droite et sur sa gauche, la première s’époumonant à dénoncer une trahison des clercs (rhétorique qu’il a – ô ironie – lui-même contribué à replacer au centre du débat public), la seconde surenchérissant sur la nécessité d’une intensification des transferts sociaux. Mais plus encore, c’est l’agenda des préoccupations  qui va devenir difficile à maîtriser. Avec la prise de conscience des dangers du smog qui impacte tous les bassins métropolitains, avec le relatif chaos urbanistique et la tendance lourde à bétonner les faubourgs, avec la nocivité du charbon dénoncée de toutes parts, les thématiques écologiques semblent mures pour faire irruption dans un débat où elles ont trop longtemps été refoulées. De même, avec le déclin de l’autorité épiscopale, la consolidation de mouvements féministes de masse et la sécularisation grandissante des jeunes générations, il n’est pas exclu que la Pologne connaisse à terme une « révolution tranquille » qui rétablisse plus de distance dans les relations entre l’État et l’Église.

Enfin, soyons bien conscients que le meilleur cadeau qu’on puisse faire à Kaczynski serait de jouer son jeu et de réduire la Pologne à sa personne, et les Polonais à une fraction de ses électeurs. Ce que Kaczynski espère secrètement de l’Europe occidentale, c’est une rebuffade. Rien ne conforte mieux sa position que notre dédain. Prenons donc le temps d’essayer de démêler les enjeux d’une scène politique où – quoique l’on en pense –  rien n’est aussi simple.