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« Contre la haine »…

C’était pile entre l’arrestation de Salah Abdeslam (le 18 mars) et les attentats (le 22). Le 20 mars, un dimanche, les mouvements Tout autre chose et Hart boven Hard lançaient leur grande parade dans les rues de Bruxelles. Un cortège organisé de longue date, dans l’esprit qui anime l’activité de ces deux OCNI (objets citoyens non identifiés). Un contenu : faire confluer ce qui bouge dans différents secteurs de la société – dans le monde du travail, l’enseignement, la santé, la culture, la coopération nord-sud… – en résistance à l’austérité budgétaire qui assèche les politiques publiques sans s’attaquer aux inégalités sociales. Un style : ludique, créatif, participatif, multicolore, accueillant toutes les générations. De quoi donner un coup de vieux aux manifestations syndicales et à leur folklore un peu désuet.

… toute une frange du monde politique – de Manuel Valls à Bart De Wever – pour qui la désignation compulsive d’un ennemi tombe à pic pour détourner le regard de ses propres échecs.

Mais à cette date-là, d’autres préoccupations s’étaient emparées de l’avant-scène. Les regards du monde entier convergeaient vers Molenbeek, présentée comme la base arrière d’une nouvelle vague terroriste. Haro sur l’ancien bourgmestre, lâché par son propre parti, trop heureux de se défausser sur un retraité devenu inoffensif. Derrière ce bouc émissaire providentiel, toute une population se retrouvait montrée du doigt, coupable d’avoir le même type physique que des monstres, d’avoir fréquenté les mêmes écoles, d’avoir foulé les mêmes pavés, peut-être même de leur avoir souri un jour. Alors, la parade modifia son parcours. Les boulevards du centre n’étaient plus accessibles ? Tant mieux. On s’orientera vers le canal, cette colonne vertébrale du Bruxelles populaire. On le longera dans les deux sens : en passant d’abord devant le « Petit Château » qui vit défiler des générations de demandeurs d’asile, puis, sur le pont, on franchira la porte de Flandre – celle qui ouvre sur un pays étranger selon le bon mot du néo-ucclois Didier Reynders –, et on associera les Molenbeekois aux messages de la parade. Curieusement, les grands médias, qui accordent parfois de l’importance à des manifestations insignifiantes, ignorèrent complètement la parade. Celle-ci avait pourtant rassemblé 30 000 personnes, venues de tout le pays, avec le soutien des principales associations de la société civile. Manifestement, Tout autre chose et Hart boven Hard brouillent les cadres de lecture habituels de la société. Aimantés par l’actualité française, de nombreux analystes déboussolés classèrent ces deux mouvements dans la même catégorie que les « Nuits debout » en pleine efflorescence, alors que nos OCNI sont beaucoup plus structurés et qu’ils ne refusent pas d’avoir une stratégie et des porte-parole. Ils passèrent donc à côté de cette modification anodine d’un itinéraire, qui annonçait peut-être un changement de cap. Car, depuis quelques années – disons depuis le 11 septembre 2001, pour prendre un repère – un nouveau clivage s’est imposé qui fait désormais de l’ombre à l’opposition traditionnelle entre les travailleurs et les patrons, entre les pauvres et les riches, entre les petits bricoleurs épisodiques de la fraude sociale et les gros industriels de la fraude fiscale. Ce « clivage socio-économique » est désormais submergé par un « clivage identitaire » où l’ennemi est le musulman. Musulman d’ailleurs : Al Qaïda hier, Daech aujourd’hui. Musulman d’ici : femme voilée ou jeune homme potentiellement djihadiste. Derrière cette obsession, une angoisse nourrie par les incertitudes d’un monde désenchanté. Mais cette angoisse est cyniquement alimentée par toute une frange du monde politique – de Manuel Valls à Bart De Wever – pour qui la désignation compulsive d’un ennemi tombe à pic pour détourner le regard de ses propres échecs.

La présence visible de ces familles musulmanes de Molenbeek, avec leur progéniture qui est notre jeunesse de demain, dessinait les contours d’un nouveau « nous ».

Ces deux clivages se recoupent, mais en partie seulement. À Bruxelles, mais aussi à Anvers, à Liège, à Verviers, les personnes issues de l’immigration populaire la plus récente, qui sont souvent de culture musulmane, se retrouvent en masse en bas de l’échelle sociale, souvent déclassées dans des statuts professionnels précaires. Mais, à cet endroit, elles ne sont pas seules. La crise économique ne s’est pas arrêtée aux frontières ethniques. Des « déclassés » belgo-belges, il y en a aussi, et de plus en plus. Ils vivent dans d’autres quartiers, sont socialisés dans d’autres lieux – des cafés, des stades –, qui échappent au contrôle social des vieilles organisations populaires de tradition socialiste ou chrétienne. La seule fierté qui reste souvent à ces prolétaires et sous-prolétaires « blancs », c’est justement… d’être « blancs », par opposition à ces Arabes, ces Turcs, ces « pas d’ici » qui viennent leur pomper l’air. Ils s’y accrochent, à ce dernier privilège. Ne leur parlez pas d’une solidarité de classe, Belges « de souche » et immigrés ensemble, face aux capitalistes. Ceuxlà sont de toute façon hors de portée. Leur colère, elle se tournera d’abord contre ceux qui leur volent les derniers emplois disponibles, les derniers logements sociaux libres, les derniers clients d’un taf, quand ils ne viennent pas leur voler leurs filles. Ce sont ceux-là, dans le quartier du port d’Anvers qui périclitait, qui, en 1991, sont passés d’un seul coup du parti socialiste flamand au Vlaams Blok. Et qui font la fortune de Marine Le Pen dans les friches industrielles du Nord-Pas-de-Calais. Ce nouveau racisme qui monte et se cristallise sur la différence religieuse menace de casser le peuple en deux parties de taille inégale et de les lancer l’une contre l’autre. La dérive criminelle de quelques gamins qui se sont trouvé une raison de tuer et de mourir dans un islam dévoyé soulève d’énormes questions mais, sur le plan social, elle n’est que la pointe d’un iceberg. En dessous, ce n’est pas le « cancer » dont parlait Jan Jambon, ce poète, par ailleurs bourgmestre de Brasschaat, terre d’élection des nouveaux riches anversois. Mais c’est l’amertume de voir se creuser un apartheid social et culturel que la gauche traditionnelle n’arrive pas à combattre quand elle ne l’alimente pas elle-même. Des quartiers-ghettos auraient servi de sanctuaire aux criminels ? Dans un certain sens, c’est une évidence. Ils étaient chez eux et pouvaient se fondre plus facilement dans le paysage que s’ils s’étaient promenés dans le quartier ucclois du Fort-Jaco où Didier Reynders a élu résidence, ce quartier qui compte, selon les Panama Papers, le plus grand nombre de criminels en col blanc au mètre carré de Belgique. Il faudrait les casser, ces quartiers trop monocolores ? Soit. Mais s’il s’agit de faire de la place pour la classe moyenne « blanche », en lui construisant des logements à sa mesure à la place du vieux bâti surpeuplé et de ses habitants actuels, il faudrait peut-être commencer par intervenir dans les « ghettos de riches » pour y faire de la place à la classe populaire « basanée ». La mixité sociale, ça se travaille dans les deux sens. Tout autre chose et Hart boven Hard ont appris une leçon d’un mouvement précurseur, « Occupy Wall Street » : les véritables profiteurs ne sont que 1% dans la société. Tous les autres, il faut parvenir à les rassembler afin d’arracher à cette petite minorité le pouvoir et les richesses pour ensuite les redistribuer. Mais ceci sera impossible si on laisse le racisme s’insinuer au coeur des 99% et y laisser ses métastases. La bataille contre les politiques d’austérité sera perdue si elle oublie de mener, en même temps et avec la même vigueur, une lutte résolue contre toutes les discriminations et si elle laisse de côté ceux et celles d’entre nous dont elles pourrissent la vie quotidienne. Je ne sais pas si c’était une bonne idée d’organiser le dimanche 17 avril une manifestation « contre la terreur et la haine ». L’émotion était déjà largement retombée et le succès de foule ne fut pas au rendez-vous. Mais la présence visible de ces familles musulmanes de Molenbeek, avec leur progéniture qui est notre jeunesse de demain, dessinait les contours d’un nouveau « nous ». Une belle promesse.