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Concurrence entre discriminations ?

Depuis 2000, la lutte contre les discriminations liées au genre, à l’âge, à l’origine et au handicap dans le domaine de l’emploi a fait son entrée dans la législation européenne. La discrimination de genre (égalité hommes-femmes), en matière salariale, présente dans le droit communautaire depuis plus de 30 ans, n’est donc plus «seule». Ce qui peut causer certaines frictions.

Agnès Hubert est fonctionnaire à la Commission européenne et conseillère au sein du Bureau des conseillers en politiques européennes à la Commission, chargée notamment des questions de genre.

Carine Joly est fonctionnaire l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, détachée à la Commission européenne dans le domaine de l’égalité pour la politique du personnel.

Gratia Pungu est fonctionnaire à la Région bruxelloise. Elle a été chargée de l’égalité hommes-femmes pendant plusieurs années. Militante féministe, elle s’exprime ici à titre personnel.

Avec l’émergence de la reconnaissance de «nouveaux» motifs de discrimination, l’évolution du cadre législatif européen semble faire apparaître des changements dans les politiques centrées sur l’égalité entre hommes et femmes. Partagez-vous cet avis ?
Agnès Hubert : Tout à fait. Contrairement aux États-Unis, l’Europe a commencé par reconnaître l’égalité hommes-femmes, qui s’est imposée pour des raisons économiques, dès l’origine de la CEE. Puis, sous l’effet de plusieurs facteurs qui ont poussé l’Europe à devenir plus politique, l’Europe a légiféré sur des autres formes de discriminations. Ceci montre que nous sommes dans un processus évolutif, tant au niveau de la construction européenne (qui enrichit l’intégration économique d’une dimension de défense des droits de la personne qui va au-delà de l’égalité de salaires entre les hommes et les femmes) que de la pensée féministe (entre la deuxième génération féministe dont l’objectif est l’autonomie économique, civile et politique des femmes et la troisième génération, représentée par exemple par Judith Butler et qui parle d’émancipation de façon beaucoup plus large). Aucune de ces deux évolutions n’est totalement achevée, d’où, dans une situation d’instabilité théorique, l’émergence d’ambiguïtés lorsqu’il s’agit d’élaborer ou de mettre en œuvre des politiques européennes. On assiste en fait à un phénomène de concurrence/complémentarité entre les différents motifs de discrimination, avec à la fois des mimétismes dans les revendications et des antagonismes. D’où un malaise des acteurs. On vient d’en avoir une illustration récente lorsque la Commission européenne a présenté, dans un paquet social plus large, un projet de directive relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de convictions, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle (COM/2008/0426 final). Il n’y est pas question du sexe et, de facto, cette directive couvre plus de domaines (l’image dans les médias, l’éducation) que les dispositions existantes pour lutter contre les discriminations qui touchent les femmes. Lors de la consultation des acteurs de la société civile, le Lobby européen des femmes a été très partagé : fallait-il demander l’ajout du sexe parmi les autres raisons de discrimination ou bien maintenir les discriminations faites aux femmes comme spécifiques parce qu’elles sont transversales à tous les autres motifs. C’est finalement la seconde position qui a été retenue, au risque de voir une législation sur la non-discrimination en raison du sexe reportée aux calendes grecques.

Gratia Pungu : Quelles conclusions peut-on tirer de tout ceci ? On ne peut ne pas s’occuper de la question de l’inégalité dans l’accès aux services, à l’emploi, à la culture, à l’exercice de la fonction politique, c’est-à-dire dans tous les champs où se jouent des discriminations. Il y a des éléments communs dans les mécanismes discriminatoires. Alors à quel jeu veut-on jouer ? La concurrence entre discriminations est insupportable, elle sera défavorable au mouvement des femmes, dont on pourra dire que ce qu’elles ont eu pour leur émancipation, elles le refusent aux autres. C’est véritablement dresser un mouvement émancipateur contre un autre.

Agnès Hubert : Effectivement. L’amalgame entre les différents chefs de discrimination recouvre aussi une logique financière. Les exemples ne manquent pas, dans les États membres, de regroupement et de réduction, sous le chapeau d’un seul organisme, de l’ensemble des ressources financières et humaines affectées à la lutte contre les discriminations. L’enveloppe budgétaire de l’égalité entre les femmes et les hommes se voit souvent diminuée au profit de celle consacrée aux programmes spécifiques. Dans le cadre européen, on peut aussi argumenter que la lutte contre la discrimination ne représente qu’une partie de la politique d’égalité hommes-femmes. Le Traité indique en effet expressis verbis que les États membres doivent aussi «promouvoir l’égalité». Donc, ne faisons pas d’angélisme, la mise en concurrence des diverses catégories de «discriminés» peut aboutir à une dilution des politiques à mener pour lutter contre les discriminations et des moyens à y consacrer. Cela dit, derrière cette tendance, il y a des mouvements, une société civile européenne active et professionnelle, des gens qui parlent entre eux, qui négocient des alliances. Cela pourrait créer une dynamique et donner plus de voix aux «discriminés» sur des objectifs communs. Aujourd’hui, des féministes se considèrent au-dessus des mouvements défendant les autres formes de discrimination, parce qu’elles estiment que le combat pour l’égalité hommes-femmes est le plus universel et qu’il traverse toute autre catégorie. Cette logique de concurrence me paraît antinomique avec la nature même d’un mouvement social. Mais pour l’instant, on manque cruellement d’arguments théoriques qui nous permettent de traiter les interconnexions entre les différentes formes de production d’inégalités. En l’absence d’outils d’analyse, il faut œuvrer d’une manière relativement pragmatique, en conservant les principes basés sur le croisement entre lutte de sexes et lutte de classes, tout en intégrant nos multiples identités.

Le concept de diversité est assez récent. Y a-t-il un lien entre les luttes menées contre les discriminations qui empêchent la réalisation de l’égalité entre hommes et femmes et la promotion de la «diversité» ?
Carine Joly : Au niveau sémantique, j’ai été frappée de voir à quel point, dans les textes, que cela soit concernant l’égalité hommes-femmes ou bien au sujet des autres motifs de discrimination – à l’exemple du traité de Lisbonne où l’on parle explicitement d’égalité hommes-femmes – c’est encore le terme «non-discrimination» qui est utilisé. Et ceci contrairement aux discours actuels essentiellement basés sur la diversité.

Agnès Hubert : En effet. Dans les textes officiels européens, je ne pense pas que le terme de diversité a droit de cité. L’égalité hommes-femmes est clairement au premier rang, elle a le mérite de l’âge. C’est sans doute ce qui a, jusqu’à présent, permis de résister à la notion de diversité dans les textes officiels.

Gratia Pungu : Quand les premières directives anti-discriminatoires pour d’autres motifs que la discrimination sexuée ont été adoptées, j’ai été surprise de voir à quel point leurs sources d’inspiration se trouvaient dans les premières directives concernant l’égalité entre hommes et femmes. En cela, elles comportent de grandes failles. En effet, si je prends le domaine des statistiques, indispensables pour mener une politique d’égalité et prouver la discrimination, il n’existe pas de problèmes pour les réaliser quand il s’agit des femmes, mais lorsqu’il s’agit de la race, des convictions philosophiques ou religieuses, ou encore de l’appartenance sexuelle, je ne vois pas comment collecter des informations chiffrées sans que cela pose des questions essentielles concernant la vie privée des individus. Je ne dis pas que c’est facile d’avoir des statistiques sexuées, mais cela ne pose pas autant de problèmes du point de vue philosophique et éthique que pour les autres motifs de discrimination. La deuxième chose qui m’a interrogée, c’est la nature plus politique des nouvelles problématiques auxquelles devraient répondre les directives.

Agnès Hubert : Il y a effectivement des divergences de points de vue évidentes en ce qui concerne la collecte des données statistiques. On est, en règle générale, homme ou femme sans ambiguïté à l’état civil, en revanche c’est moins évident pour l’origine ethnique, souvent métissée, ou pour l’orientation sexuelle, la religion, le handicap, autant de données qui sont plus susceptibles d’évoluer et de donner lieu à des identifications plus erronées que le sexe.

Carine Joly : En réponse à la question posée sur les liens ou distances entre égalité et diversité, il me paraît intéressant de souligner qu’en 2001-2002, suite à l’adoption en 2000 de deux nouvelles directives (voir encadré), a eu lieu une campagne pour la diversité et contre les discriminations. Le message de la campagne était le suivant : pour lutter contre les discriminations, il faut faire de la diversité. Pour les employeurs, par exemple, cela signifiait que leur personnel devait refléter l’image de la société, c’est-à-dire représenter toutes les catégories de personnes dont certaines se trouvent discriminées pour des raisons de sexe, d’âge, de handicap, d’origine ou d’appartenance philosophique ou sexuelle. Cette approche de la diversité ressemble en fait étrangement à une tactique qui vise à faire accepter une législation qui interdit la discrimination, en mettant en exergue les gains de leur application : «s’engager dans la diversité va vous rapporter plus». Il est aussi intéressant de noter que le mot diversité n’est jamais utilisé dans le cadre de l’égalité hommes-femmes. À ce niveau, en plus des instruments législatifs, l’on observe deux stratégies : les actions spécifiques et le gender mainstreaming.

Comment se fait-il que l’on passe de l’égalité en termes de lutte contre les discriminations et d’actions positives au concept de diversité ?
Carine Joly : Il s’agit en fait de logiques différentes. Pour ce qui est de la diversité, on se trouve dans une logique économique, de management ; alors qu’avec les actions positives et la lutte contre les discriminations, on se situe dans une logique de défense de droits. Bref, on privilégie le champ juridique sur le champ économique.

On est donc en train d’abandonner la logique de défense des droits pour entrer dans une logique économique ?
Carine Joly : Non, la défense des droits reste la base. Mais, dans la politique que je connais le mieux -celle du personnel – on se sert en fait de tout ce qui peut faire avancer l’objectif que l’on veut se donner. Pratiquement, on se dit : si ce nouveau concept fonctionne mieux, utilisons-le. On se sert d’un discours jugé plus porteur – la diversité -auprès de ceux que l’on veut convaincre pour en fait continuer à faire passer une égalité de droit.

Gratia Pungu : J’ai l’impression qu’il règne tout de même une certaine confusion. Les deux chemins n’ont pas la même origine. D’une part, il existe un discours sur l’égalité de droit, porté par les politiques publiques et que l’on retrouve massivement dans les politiques sociales. Il s’agit d’une logique fondée sur la justice sociale. D’un autre côté, la logique de l’entreprise n’est pas basée sur l’égalité. La logique du secteur privé dans la notion de diversité telle que je la perçois, n’est pas du tout de promouvoir des actions positives pour quelque groupe que ce soit, elle me paraît davantage axée sur la volonté de tirer profit des compétences de chaque individu. Si la personne discriminée est susceptible de rapporter plus à l’entreprise, alors les discriminations sont insupportables. Mais c’est une logique purement instrumentale, et donc susceptible de changement en fonction du bénéfice escompté. C’est pourquoi le secteur privé n’accepte pas de nouvelles normes comportant un caractère contraignant. Concrètement, cela se traduit par des chartes, des codes de bonne conduite, qui sont non contraignants et contrôlés par celui qui doit les mettre en œuvre. Le plus bel exemple de situation contradictoire que cela provoque s’est passé en Région bruxelloise à l’occasion d’une affaire de racisme fort médiatisée. Au moment même où l’autorité publique s’engageait, via la charte de la diversité, elle a très légèrement sanctionné (suspension d’un mois sans perte de salaire) un directeur pourtant coupable d’un comportement raciste avéré devant Le plus bel exemple de situation contradictoire que cela provoque s’est passé en Région bruxelloise à l’occasion d’une affaire de racisme fort médiatisée. Au moment même où l’autorité publique s’engageait, via la charte de la diversité, elle a très légèrement sanctionné (suspension d’un mois sans perte de salaire) un directeur pourtant coupable d’un comportement raciste avéré devant témoin. Il n’y avait pas moyen d’agir plus durement ! En tout cas pas sur base de la charte de la diversité car celle-ci n’est pas contraignante et non négociée dans un cadre syndical. Par ailleurs, ce qui me dérange dans les politiques de diversité, c’est qu’elles mettent l’accent sur les travailleurs individuels. En cela, la fonction publique, malheureusement, suit la logique du privé. On rejette les stratégies collectives au profit des procédures individuelles. Essayez de demander aux entreprises, privées ou publiques, d’avoir une feuille de route détaillée quant à la proportion de catégories de personnes à engager ou à recruter, et vous constaterez à quel point c’est difficile. En cela, la question des statistiques reste centrale. Pour piloter des politiques collectives, il faut récolter des données chiffrées.

Agnès Hubert : Dans l’exemple que vous citez, la partie lésée pouvait tout de même se pourvoir en justice.

Gratia Pungu : Oui, mais en se basant sur d’autres textes que la charte de la diversité. Les chartes de la diversité ont ceci de particulier qu’elles évitent la négociation collective avec les syndicats et qu’elles sont évaluées par celui qui les signe (ou l’organisme qu’il délègue à cet effet). C’est ça qui est extraordinaire dans le discours sur la diversité : il a l’air novateur en ciblant les individus et en délaissant pour partie le champ de la défense collective des droits. Or, des normes collectives obligatoires ont existé pour les femmes, comme par exemple l’arrêté royal du 27 février 1990. Un arrêté royal c’est quand même autre chose qu’une charte… En reprenant ce combat sur les droits collectifs, les femmes pourraient se réapproprier collectivement la question de la diversité en en faisant bénéficier les populations discriminées. Ça c’est un projet émancipateur.

Agnès Hubert : Je ne suis pas sûre que ces deux éléments, ces deux logiques soient si antinomiques que cela. Il y a en effet une logique anti-discrimination, qui est une logique de justice. Mais cette logique de justice ne peut être diffusée largement sans être accompagnée d’une promotion active de l’égalité. Et je me demande si l’utilisation du terme de diversité n’est pas utile à cette promotion active de l’égalité. En promouvant la diversité, en montrant qu’il y a une justice, il a aussi le souci de rencontrer une certaine efficacité, y compris économique.

Gratia Pungu : Pour moi ces deux logiques sont bien antinomiques. Est-ce que stratégiquement, il n’y a pas quelque chose à faire de la part des mouvements des femmes ? Je n’ai pas le sentiment que les autres mouvements anti-discriminations sont des acteurs tellement présents dans la promotion de la diversité.

Propos recueillis par Irène Kaufer et Anne-Françoise Theunissen. Pour en savoir plus : — « Quelle Europe pour quelle égalité? », Chronique féministe, Université des femmes, n°99, juillet-décembre 2007. — Agnès Hubert, L’Europe et les femmes, Identités en mouvement, Apogée, 1998.