Retour aux articles →

Cécile Laborde ou le républicanisme critique

En 2004, à la suite des travaux de la « commission Stasi », l’Assemblée nationale française vote la loi sur l’interdiction du foulard musulman pour les élèves du primaire et du secondaire. En 2008 paraît un ouvrage de philosophie politique entièrement dédié à la question : « Critical Republicanism »[1.Cécile Laborde, Critical Republicanism. The Hijab Controversy and political Philosophy », Oxford University Press, 2008.]. Son auteur, Cécile Laborde, est une philosophe française mais qui a été formée à la rigueur de la théorie politique anglo-saxonne, qui publie en anglais et enseigne à University College London.

Ce livre est sans doute le texte philosophique le plus exhaustif et le plus savant sur la querelle française du hijab.

Ce livre est sans doute le texte philosophique le plus exhaustif et le plus savant sur la querelle française du hijab, mais s’il était seulement cela, il ne se justifierait sans doute pas de le faire figurer dans cette rubrique. Cependant, la dispute autour du foulard est surtout l’occasion pour Cécile Laborde de réinterroger à nouveaux frais la vision française de la laïcité et, dans la foulée (parce que les deux notions sont inséparables), de la citoyenneté. L’auteur défend en effet une conception particulière, inspirée du philosophe irlandais Philip Pettit, le « républicanisme critique »[2.Voir Sophie Heine, « Philip Pettit, la liberté comme nondomination », Politique, n° 76, septembre-octobre 2012, consultable ici.]. Le républicanisme critique tend à renvoyer dos à dos les deux principaux « camps » qui ont animé le débat sur le foulard : d’un côté, le républicanisme « classique » et le laïcisme, qui s’arcboutent sur une conception exigeante (intransigeante ?) de la séparation État/religion ; de l’autre, la laïcité « inclusive » ou « tolérante » et le multiculturalisme, qui insistent sur le respect des différences religieuses et culturelles. L’auteure prend certes fermement position contre l’interdiction du foulard, mais elle appuie cette position sur un solide argumentaire en faveur des intuitions républicaines. Elle offre donc une piste personnelle et sans doute prometteuse pour sortir de ce débat de plus en plus tendu. Il est impossible de rendre justice à un livre aussi analytique et documenté dans toutes ses dimensions. L’article qui suit vise plutôt à en présenter les points saillants et à la situer dans son contexte[3.Pour le lecteur qui souhaiterait en savoir plus, Cécile Laborde a défendu ses principales idées dans un court livre en français, débarrassé de toute technicité philosophique : « Français, encore, un effort pour être républicains », Seuil, 2010.].

Quelques fondamentaux

Pour situer la position de Cécile Laborde, il n’est pas inutile de rappeler très sommairement quelles sont les grandes théories qui structurent les débats contemporains sur la légitimité et la justice des institutions. Ceux pour qui ces notions sont évidentes pourront sauter le paragraphe. La théorie politique contemporaine s’est principalement articulée autour d’un axe qui oppose libéraux et communautariens[4.Cette rubrique a régulièrement traité des auteurs cités ci-après, notamment sous la plume de Pierre Ansay qui a rassemblé ses articles dans Nouveaux penseurs de la gauche américaine, Couleur livres, 2011.]. Les libéraux (John Rawls, Ronald Dworkin, Brian Barry…), insistent sur l’idée que c’est aux individus de définir leurs buts dans la vie. Le rôle de l’État n’est pas de promouvoir une conception particulière de ce que serait une vie « réussie » ou « louable » mais de répartir le plus justement possible, entre tous les individus, les moyens de mener la vie qu’ils entendent. Ces conceptions sont donc centrées sur les notions de liberté maximale (égale pour tous), d’impartialité, d’équité. Pour le dire plus simplement, l’État n’a pas à décider s’il est plus « moral » de dédier toute sa vie à une noble cause ou de passer tout son temps à s’enrichir matériellement ; ou encore s’il est plus « moral » de consacrer ses loisirs à la philosophie ou à la téléréalité. Mais il doit se soucier que tous les individus soient mis dans les mêmes conditions de réaliser le but qu’ils se sont choisis, sans pouvoir empiéter indûment sur les buts des autres. Face à cette conception, les communautariens (Alasdair Mac Intyre, Michael Sandel et, dans une certaine mesure, Michael Walzer, entre autres…) critiquent la théorie libérale pour sa conception complètement « désincarnée » de l’individu. La « justice » ne peut pas se définir autrement que dans un contexte historique et culturel donné, parce que celui-ci façonne les individus. Concrètement, il y a donc dans toute société des intuitions assez largement partagées de ce qu’est une « vie réussie » et les institutions politiques ne seront justes que si elles respectent ces intuitions. Michael Walzer, par exemple, insiste sur le fait que ce qui régit la justice dans nos sociétés complexes, c’est la pluralité des critères distributifs : nous trouvons juste que les biens de consommation courante soient distribués selon la loi de l’offre et de la demande, mais nous pensons que les biens de première nécessité (comme la santé, par exemple), doivent aller prioritairement à ceux qui en ont le plus besoin. Ces critères ne sont pas universels. Ils valent précisément parce que nos sociétés sont articulées sur la production d’une grande diversité de biens.

Pour les républicains, l’État doit se méfier des influences subies par les individus durant leur socialisation .…. et il est fondé à intervenir, même de manière coercitive, pour produire des individus autonomes.

Entre libéraux et communautariens, un troisième larron est venu plus récemment s’insérer : le républicanisme. Porté par des théoriciens comme Benjamin Barber ou Quentin Skinner mais aussi Henri Peña Ruiz en France, le républicanisme est proche des libéraux par son insistance sur l’égalité et la liberté mais il est proche des communautariens parce qu’il défend un choix de vie spécifique : l’autonomie et la citoyenneté. Cela suppose que des institutions justes, dans la conception républicaine, favorisent les choix de ceux qui, d’une part se soucient du bien de la cité et qui, dans le même temps, s’efforcent d’acquérir la capacité de jugement et les compétences nécessaires pour agir en bons citoyens. Plus qu’une théorie de la justice, le républicanisme, qui va chercher ses références historiques dans la république romaine et chez Machiavel, est au fond une théorie de la citoyenneté. Il est donc normal qu’il soit particulièrement sensible à la question des religions : d’abord parce que les religions tendent à introduire des divisions entre les citoyens ; mais aussi parce que, pour beaucoup, de républicains, elles aliènent les individus et altèrent leur capacité de jugement autonome. Le républicanisme est donc en quelque sorte l’idéologie naturelle de la laïcité intransigeante. Enfin, on ne peut terminer ce bref inventaire sans dire un mot du multiculturalisme, qui traduit la pluralisation culturelle croissante dans beaucoup de sociétés du monde. Le multiculturalisme insiste particulièrement sur le droit au respect des différences culturelles. En ce sens, il peut être relativement proche des libéraux, lorsqu’il insiste sur la liberté individuelle de pratiquer sa culture et sa religion (Will Kymlicka) ou davantage proche des communautariens lorsqu’il considère que les droits culturels ont une dimension collective forte (Tariq Modood).

Emancipation, autonomie et non-domination

On résume souvent l’opposition entre libéralisme et républicanisme par l’opposition entre liberté et émancipation. Le libéralisme considère que l’État n’a pas à juger ce qui motive les choix des individus. Pour les républicains, au contraire, l’État doit se méfier des influences subies par les individus durant leur socialisation (dans la famille, le groupe culturel, le groupe religieux…) et il est fondé à intervenir, même de manière coercitive, pour produire des individus autonomes, c’est-à-dire, pour faire simple, des individus qui se sont émancipés de toutes ces influences. Le républicanisme critique de Cécile Laborde (s’inspirant ici de Philip Pettit) rejette cette intervention paternaliste de l’État au nom d’une autre conception de l’idéal d’autonomie, qui est la non-domination. Le rôle de l’État n’est pas de contraindre les individus à exercer leur autonomie, il est de leur donner les moyens de le faire afin qu’ils ne soient « dominés » par personne. Il ne s’agit pas de nier que le poids des normes sociales, celles de la société majoritaire, d’un groupe donné, ou de la famille, puissent altérer la capacité des individus de se forger un jugement en toute autonomie. Mais la puissance publique ne peut sans autre forme de procès, forcer l’exercice de cette autonomie par une forme de police de la pensée : « Il y a de nombreuses façons d’utiliser le changement et la réforme institutionnelle plutôt que l’inculcation directe de normes ou la punition des opinions politiquement incorrectes, pour modifier l’effet de domination des normes sociales » (page 17). Il s’agit au fond de reconnaître que le paternalisme d’État peut aussi constituer une entrave à l’autonomie. S’émanciper de sa « culture » n’est pas un idéal en soi. Nous sommes tous le produit d’une socialisation culturelle et il y a beaucoup de choses dans cette socialisation auxquelles nous tenons réellement même si, par définition, elles ne sont pas le fruit d’une décision totalement autonome. Mais, ajoute Cécile Laborde en se distançant de la plupart des libéraux, disposer des moyens de s’émanciper, si on le souhaite, est bien un idéal en soi et cela fait partie du rôle de l’État de mettre ces moyens à la disposition des citoyens. On conçoit que l’interdiction du foulard dans les écoles apparaisse alors comme un geste particulièrement inadapté : il ne constitue jamais qu’une exigence de conformité supplémentaire dotée d’une force coercitive supérieure. De surcroît, la sanction est l’exclusion de l’école, c’est-à-dire précisément la privation de l’expérience qui est supposée accroître la capacité d’autonomie des élèves. Dans la question du foulard à l’école, en choisissant la voie de la pénalisation des élèves, l’État se fait donc intrusif et non émancipateur. La loi de 2004 est, de ce point de vue, injuste et contre-productive, puisqu’elle ne fait que supplanter une (possible) domination par une autre (bien réelle). Comment résoudre le dilemme ?

La parole et les préférences adaptatives

C’est ici, peut-être, que l’apport de Cécile Laborde est le plus crucial. C’est l’accès à la parole dans l’espace public qui constitue la condition indispensable pour construire l’autonomie des citoyens. La conception de la démocratie portée par le républicanisme critique est celle d’une démocratie délibérative : il n’y a pas d’émancipation sans la possibilité d’exprimer soi-même ses griefs et ses revendications. Le premier et fondamental pouvoir dont doivent bénéficier les plus faibles, c’est le droit à la parole. C’est particulièrement vrai dans le cas des femmes qui sont, à des degrés divers et dans pratiquement toutes les cultures, majoritairement en situation subordonnée. La possibilité de s’exprimer et d’être écouté, l’accès de tous au débat public, est au cœur de tout républicanisme. Pour Benjamin Barber par exemple, c’est même la définition de la citoyenneté démocratique : si le consommateur peut se contenter d’exprimer son mécontentement en changeant de fournisseur (stratégie exit), il ne devient citoyen que lorsqu’il prend la parole en public pour tenter de produire une action collective (stratégie voice)[5.Benjamin Barber, Djihad VS Mc World, Hachette, coll. Pluriel, 2001.]. Dans le contexte multiculturel de la plupart des pays européens, Cécile Laborde insiste sur le fait que le débat public est la condition sine qua non de la légitimité d’une intervention publique, qui, à défaut, « est susceptible d’être perçue comme un exemple d’imposition néo-colonialiste si elle est entreprise par un État avec un passé colonial et à l’égard de membres d’une minorité qui se perçoivent toujours (et sont toujours perçus) comme d’anciens sujets coloniaux » (p. 163).

Pas d’émancipation sans la possibilité d’exprimer soi-même ses griefs et ses revendications. Le premier et fondamental pouvoir dont doivent bénéficier les plus faibles, c’est le droit à la parole.

Mais l’accès à la parole n’est pas seulement important pour légitimer l’action publique, qui, autrement, pourrait paraître intrusive et discriminatoire. Il est aussi la stratégie la plus évidente pour permettre aux plus fragiles (et encore une fois, en particulier les femmes), de prendre conscience qu’ils (elles) sont pris dans une situation de domination. C’est précisément dans cette situation où des normes sociales propres à un groupe ont pu limiter l’autonomie de ses membres que la prise de parole est (presque thérapeutiquement) essentielle. Contre les libéraux et les multiculturalistes, Cécile Laborde est en effet très sensible à la question des préférences adaptatives : à savoir le fait que les relations de domination ont souvent pour résultat de se rendre invisibles en modifiant les attentes de ceux (celles) qui en sont victimes. On parlera de « préférences adaptatives » lorsque des personnes sont satisfaites de leur situation seulement parce qu’elles n’ont pas conscience que d’autres options seraient possibles. C’est évidemment un concept à manipuler avec prudence, mais qui est essentiel du point de vue de la non-domination : on peut dominer les plus faibles en leur ôtant la possibilité même d’imaginer un autre sort. L’auteur prend ici l’exemple du « mariage arrangé ». Entre le « mariage forcé » où l’épouse sait qu’elle n’accepte que sous la contrainte et le mariage sans aucune influence de l’entourage (qui est probablement, en rigueur de terme, une « réalité virtuelle »), il y a toute la gamme des situations intermédiaires où l’épouse (l’époux, parfois) est à des degrés divers, consentante et où, en tous les cas, elle-même ressentirait comme profondément humiliante, intrusive ou injuste une intervention coercitive de l’État. Donner les moyens de l’autonomie, dans ce cas, c’est toujours encourager la parole. Ce n’est qu’ainsi que, le cas échéant, la future épouse à demi consentante pourra prendre conscience que le mariage qu’on lui propose n’a pas la force de l’évidence et que d’autres options sont disponibles. C’est aussi ainsi que la société « majoritaire » pourra apprendre que ce qui lui paraît un « mariage forcé » n’est pas forcément vu ainsi, en pleine conscience, par celle qui est supposée en être la victime ; ou encore qu’en pleine conscience, celle-ci n’est pas prête à payer le prix d’une rupture familiale pour y échapper. L’accès à la parole est donc doublement essentiel : il est le moyen fondamental de mettre les plus faibles en capacité d’autonomie à la fois par rapport aux normes sociales de leur communauté et par rapport à la tentation de la société majoritaire d’universaliser abusivement ses propres critères culturels. Ici réside le « péché mortel » de la loi de 2004 : elle a refusé tout droit à la parole aux jeunes filles et femmes voilées. Non seulement, dit Laborde, le rapport Stasi était truffé de « clichés orientalistes sur le voile, ainsi que sur l’arriération et la misogynie de l’islam » (p.161) mais il a rejeté avec mépris l’idée même que l’on pouvait intégrer à la discussion les victimes supposées[6.Un argument qui a été formulé fortement et à maintes reprises par Jean Baubérot membre de la commission Stasi et qui fut le seul à voter contre l’interdiction.]. « .Ces victimes., on en a parlé mais on ne leur a pas parlé ; elles ne sont pas considérées comme méritant qu’on leur donne des raisons » (ibidem). Les jeunes filles voilées ont été institutionnellement condamnées à supporter en silence les stéréotypes et les préjugés utilisés pour condamner leurs pratiques : « Le prix de la liberté, pour elles, est la discrétion éternelle ». En niant le droit à la parole de celles qu’elle entendait « protéger », la commission Stasi a détruit la justification même de sa décision.

L’idéal et le réel : le biais de statu quo

En synthèse, le républicanisme de Cécile Laborde partage donc le souci d’émancipation du républicanisme « officiel »[7.On reprend ici la terminologie de l’auteur.]. Il défend comme lui un idéal citoyen mais en s’en différenciant sur deux points majeurs : l’État doit favoriser la capacité d’autonomie de ses citoyens et non les contraindre à manifester cette autonomie (sous une forme qui sera souvent culturellement biaisée) ; et le pire des obstacles que l’on peut opposer à cette capacité d’autonomie, c’est précisément de contraindre au silence ceux et celles que l’on veut émanciper.

En niant le droit à la parole de celles qu’elle entendait « protéger », la commission Stasi a détruit la justification même de sa décision.

Il est un autre point, non moins important, sur lequel ce républicanisme est critique : il dénonce le fait que les institutions majoritaires ne sont pas pleinement républicaines, ni laïques. Elles sont au contraire saturées de résidus de la religion historiquement dominante, le catholicisme. Le républicanisme « officiel », à cet égard, est pourraiton dire borgne : il ne voit que les écarts à la laïcité des groupes minoritaires, et il oublie complètement que la société française n’est que très partiellement laïque. Le républicanisme « officiel », pour le dire un peu platement, voit les mosquées mais il ignore les églises. Il « oublie » que trois départements français vivent sous un régime concordataire avec reconnaissance officielle de l’Église catholique. Il « oublie » que des écoles catholiques reçoivent un financement public, que l’organisation du calendrier scolaire est héritée de la tradition catholique. Il croit (ou fait semblant de croire) que, s’il n’y avait pas les musulmans, la France serait pleinement laïque. La critique est ici différente de la précédente : il ne s’agit pas de contester les principes, mais l’idée plus ou moins implicite que ces principes seraient déjà réalisés dans la société « majoritaire » : « Les républicains officiels conduisent leur défense de la laïcité en faisant abstraction du statu quo. En se centrant exclusivement sur comment les choses devraient être, ils n’accordent aucune attention à justifier ou critiquer comment les choses sont. Dès lors, ils répondent aux demandes de reconnaissance des musulmans par une défense abstraite et de principe de la séparation entre l’État et la religion, ignorant délibérément le fait que l’État français n’est ni indifférent à l’égard des religions, ni neutre ». (p.82). Le républicanisme critique refuse cette hypocrisie : il est inéquitable de faire porter aux seuls minoritaires, les plus fragiles, les contraintes d’une laïcité dont la société majoritaire se dispense sans trop y réfléchir. Cécile Laborde, dans une formulation particulièrement éclairante dénonce « le double standard spontanément ethnocentrique qui juge les cultures majoritaires en fonction de leurs idéaux et les cultures minoritaires en fonction de leur pratique » (p.163). Avant d’exiger des musulmans un parfait respect des règles de la laïcité, il faudrait donc que la société française s’applique ces règles à elle-même et cesse de regarder ailleurs, lorsqu’il s’agit de catholicité. Mais si elle n’en est pas capable, alors, elle doit au minimum offrir aux musulmans les dérogations qu’elle octroie aux catholiques. Le républicanisme critique est donc une conception de la citoyenneté et de la laïcité en contexte : il s’efforce de faire des propositions pour définir les droits et les devoirs de chacun dans une société non idéale. Concrètement, cela peut passer par deux stratégies : égaliser vers le bas, c’est-à-dire réduire les privilèges dont bénéficie toujours la religion historiquement majoritaire ; ou bien égaliser vers le haut, c’est-à-dire étendre ces privilèges aux autres religions présentes sur le territoire. Le livre ne se limite pas à énoncer ces principes, il tente d’en esquisser des cas d’application pratique. Ainsi, dans le cas de la création d’écoles religieuses, Cécile Laborde défend « l’égalisation par le bas » : à savoir un système unique d’éducation publique. Mais si l’option d’« égaliser par le bas » est réalisable (ce qui revient à réserver l’éducation à l’État), alors, les écoles doivent être équitables à l’égard de tous et ne pas exiger des enfants croyants qu’ils se « déguisent » en incroyants durant les heures de classe : « Les écoles publiques ne devraient ni imposer des prières ni dispenser une éducation religieuse, mais elles devraient .…. accepter le port de signes religieux par les élèves, tenir compte de leurs besoins religieux autant que possible (demandes alimentaires, congés religieux) et inclure dans le curriculum un savoir au sujet des religions, y compris les religions minoritaires » (p. 93). Dans d’autres domaines, l’auteure propose « l’égalisation par le haut ». C’est le cas pour la création des lieux de culte : puisque de nombreuses églises catholiques sont financées par l’État en France, il est normal que l’État finance également les mosquées de manière à satisfaire les besoins du culte musulman. Il ne s’agit pas de « compenser » une situation historique spécifique et de « bâtir une grande mosquée partout où il y a une cathédrale » (p.94), ce qui dépasserait largement les besoins religieux des musulmans, mais de permettre à ces besoins religieux de s’exercer raisonnablement.

L’attrait du républicanisme critique

A la fin de cette (trop schématique) présentation, le lecteur peut avoir le sentiment d’un paradoxe : solidement ancrée, au plan des principes, dans une vision « canonique » de la laïcité républicaine, centrée sur la séparation de la religion et de l’État, l’auteure n’est pas si éloignée, dans beaucoup de ses conclusions pratiques, des positions libérales et multiculturalistes qu’elle récuse.

L’émancipation cesse d’être une injonction morale (voire une injonction légale) pour redevenir une potentialité offerte aux individus.

C’est sans doute que la laïcité républicaine historique, en France (et partiellement en Belgique) s’est progressivement dénaturée en passant d’une logique de l’élargissement des libertés à une doctrine de l’accumulation des prohibitions (au nom de la liberté !). On ne reviendra pas ici sur les raisons de cette évolution, largement débattues aujourd’hui dans les médias comme dans les revues et les livres. Ainsi, l’auteur de ces lignes, qui se serait sans hésiter défini comme républicain (au sens de Barber) il y a encore cinq ou six ans, a bien du mal aujourd’hui à se reconnaître dans cette promotion de l’ « émancipation » forcée, notamment des jeunes femmes musulmanes. On serait parfois presque tenté de penser, comme le philosophe hollandais Veit Bader que la laïcité républicaine rejoue, à contretemps, les combats du XIXe siècle et qu’entre la laïcité et la démocratie, il faut choisir[8.Veit Bader : Secularism or Democracy ? Associational Governance of Religious Diversity.]. Il reste que la plupart des théories libérales ou multiculturalistes font l’impasse sur la question de l’émancipation et que cette impasse est profondément dérangeante. Si l’on veut bien s’écarter un moment de la seule question religieuse, l’aliénation est partout dans notre société : dans le consumérisme et la publicité, dans l’omniprésence des médias de masse, dans la compétition érigée en vertu cardinale, dans le discours policé et trop souvent creux de ceux qui nous gouvernent, dans le triomphe de la « communication » sur l’information… C’est ici qu’intervient la position de Cécile Laborde. L’État ne doit pas être indifférent entre la philosophie et la téléréalité. Mais cela ne veut pas dire qu’il peut interdire la téléréalité ou obliger chacun à faire deux heures de philosophie tous les jours. Il doit nous donner les moyens de choisir. Il n’est pas certain que, tout bien considéré, beaucoup renonceront à la téléréalité ou à la consommation de masse. Du moins chacun aura-t-il été autant que possible, doté des moyens de l’autonomie. De même, l’État ne doit pas être indifférent entre l’intérêt où le désintérêt pour la chose publique. Il peut préférer des citoyens conscients et responsables à des consommateurs égocentriques, mais il ne peut pas obliger chacun à devenir l’un plutôt que l’autre. Il doit, par contre, offrir à chacun la possibilité maximale de s’exprimer et d’avoir accès à la parole, en faisant le pari qu’il y aura assez de citoyens conscients pour faire fonctionner la démocratie. Dans le cadre du républicanisme critique et de la théorie de la non-domination, l’émancipation cesse d’être une injonction morale (voire une injonction légale) pour redevenir une potentialité offerte aux individus. Le républicanisme critique offre donc une voie pour réconcilier la liberté (je suis seul habilité à décider de ce qui me convient) et l’autonomie (je dois m’arracher à tout ce qui me détermine et qui m’a fait moi). Il offre du même coup une voie pour réconcilier, au moins au plan des principes, la laïcité et la démocratie.