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Balade au pays des lobbys

Avec quelque 15 000 lobbyistes, Bruxelles est l’un des capitales mondiales des « groupes de pression ». Un terreau fertile pour ceux qui travaillent à la construction d’accords de libre-échange pour briser les barrières au commerce et à l’investissement entre les États-Unis et l’Europe. Revue des grandes forces en présence.

Le libre-échange qui anime les accords transatlantiques me fait penser à un train. Un train qui partirait d’une petite gare nommée État-providence. Le village de départ est modeste, nous sommes dans les années soixante, la mentalité y est parfois détestable (machisme, homophobie, magouilles à la petite semaine), mais le cœur est finalement assez généreux pour offrir à tous soins de santé, salaire décent, pension quand on sera vieux. Et puis le train démarre, on regarde vaguement derrière la vitre le village rétrécir, les bâtiments disparaître, avant de se laisser bercer par le roulis et ne plus trop s’inquiéter où le train nous emmène. Somnolent, on rate les arrêts européens Marché unique (1986) et Libre circulation des capitaux (1992), croyant à d’anodins événements tandis qu’au dehors la réalité change. Profitant des libertés économiques accrues sur une vaste échelle géographique, certaines entreprises fusionnent et gonflent, elles entrent en bourse et se financiarisent, licencient massivement des travailleurs pour mieux rémunérer leurs actionnaires… Mais on ne s’inquiète pas vraiment, car une voix suave dans le train nous réconforte : tout ça, c’est pour diminuer les contraintes sur les firmes commerciales, qui vont développer de nouvelles activités, engager du personnel, et le monde de demain sera meilleur et plus riche qu’aujourd’hui. Super ! Puis le train s’arrête. Nous sommes à la station « Gouvernance économique 2011 », la voix suave parle d’une meilleure coordination des politiques économiques européennes, c’est rassurant, je descends et… bute en plein sur un clochard ! Le type est jeune, élancé, plein de vie et porte un T-shirt avec la mention « Ils nous font la peau, indignez-vous ! ». Mais je ne comprends qu’à moitié son prénom, Euridipe ou Sophocle, le reste c’est du grec et de la tragédie, alors je passe mon chemin. Pourquoi s’en faire ? Première étape : AmCham EU Dehors, un vélo m’attend. Je l’enfourche, cherche une rue au nom poétique, et tombe avenue des Arts. Le numéro 53 m’intrigue. Pourtant le bâtiment est anodin : haut de huit étages, cet immeuble gris aux vitres polies est banal dans ce quartier longeant la petite ceinture de Bruxelles. Fichées devant le tourniquet d’entrée et le garage, deux caméras suscitent ma curiosité. Sont-elles là pour l’ambassade de Finlande dont l’écusson orne le bâtiment ? C’est probable. Quoique… À bien y réfléchir, il y a dans ce bâtiment une institution autrement plus puissante que le petit village nommé Finlande. Son nom ? AmCham EU… L’American Chamber of Commerce to the European Union (Chambre américaine de commerce auprès de l’Union européenne) Toutes les informations au sujet des lobbys sont reprises de leur site Internet respectif (et des documents publics qu’elles mettent en ligne). Avec un nom pareil, on peut s’attendre à ce que l’AmCham EU ait quelques relations avec les États-Unis. Et c’est le cas : AmCham EU fait partie d’une très large famille de 115 « chambres américaines de commerce » réparties dans 102 pays, se ramifiant ensuite en officines plus locales rassemblant au total plus de trois millions d’entreprises. L’antenne d’AmCham auprès de l’Union européenne est plus modeste : elle ne compte que 140 entreprises. Mais quelles entreprises ! Exxon Mobile en fait partie : en 2009, cette firme pétrolière américaine avait un chiffre d’affaires de 443 milliards de dollars, à comparer aux 271 milliards du PIB de la petite Finlande (pays d’un peu plus de cinq millions d’habitants classé 36e nation la plus riche au monde). C’est ça, l’effet sociologique du train nommé « libre-échange » : dans le maelström croissant des flux commerciaux et financiers mondialisés, les nations sont des villages qui rétrécissent quand les entreprises sont des bourgs qui grossissent ! Évidemment, Exxon Mobile n’est pas seule au sein d’AmCham EU… Ici, Apple tient la main de Microsoft, Pepsi boit un verre avec Coca-Cola, Google et Yahoo n’ont pas besoin d’e-mail pour communiquer, Philip Morris, Monsanto et Mac Donald peuvent librement parler de notre santé… Rivales sur le marché des consommateurs, ces firmes font alliance au sein d’AmCham EU dans un but bien spécifique : briser un maximum de « barrières au commerce et à l’investissement » entre les États-Unis et l’Union européenne. Au numéro 53 de l’avenue des Arts, on pourrait dès lors accrocher cette banderole géante : « Ici, on travaille tous les jours à l’avènement du marché transatlantique ! ». Comment ? Et bien, tout d’abord en se trouvant des amis qui habitent pas loin d’ici, près du rond-point Schuman…

Deuxième étape : le TPN

Je remonte à vélo et prends la rue Montoyer, direction Luxembourg. C’est dimanche, la rue est tranquille, on a du mal à se croire au cœur du quartier européen. Pourtant, les indications sur les bâtiments ne trompent pas… A gauche, la Direction générale (DG) « Ressources humaines & sécurité » de la Commission européenne… A droite, la DG Justice. J’oblique à gauche, puis à droite, me voilà rue Belliard toujours en compagnie de l’Union européenne : DG Entreprise and Industry, bâtiment Jacques Delors… La rue monte, je prends à gauche et longe un affreux bâtiment aux vitres teintées : plantées sur des piquets, des caméras surveillent les allées et venues… Ce n’est guère agréable. J’irais bien me réfugier en face : 115, rue Froissard. Le bâtiment est modeste et vieillot, mais l’écriteau sur sa façade me plaît. Il mentionne la présence d’une librairie… hélas fermée. Les volets à l’étage le sont également. Quoi de plus normal ? Là-haut, vivent des tas de squatteurs : Arcelor Mittal, Bayer, BASF, Boeing, Coca-Cola, IBM, Michelin, Microsoft, Volvo et Walt-Disney notamment… Le lobby qui les accueille s’appelle Transatlantic Policy Network (Réseau de gouvernance transatlantique), mais tout le monde l’appelle TPN. Non content de fricoter avec de grosses multinationales – américaines et européennes –, TPN invite également en son sein quelques universitaires mais, surtout, des élites politiques de premier plan : 46 élus américains et 58 parlementaires européens (sur un total de 736) sont membres du club TPN. À voir cette petite maison, on ne croirait vraiment pas qu’elle soit capable d’accueillir autant de monde ! Mais que font-ils tous ici ? Exactement ce que souhaite l’AmCham : créer un marché transatlantique. Bien qu’il parle volontiers de « libre circulation des biens, des services et du capital », le TPN est pragmatique (le marché transatlantique ne se fera pas tout seul, il faut des gens pour le construire) et lucide : il ne confond pas libre-échange et liberté. Ainsi, il sait pertinemment que la création d’un marché transatlantique revient à priver d’autonomie les parlements nationaux : tant que ceux-ci continuent à légiférer au niveau local, impossible d’avoir des règles transatlantiques communes ! C’est pourquoi le TPN investit toute son énergie dans la création de réseaux sociaux transatlantiques, mêlant des gens de pouvoir (politique et affairiste, académique et militaire), de manière à susciter les amitiés, la connivence intellectuelle et la formation d’un certain consensus idéologique entre un nombre suffisant d’élites des deux rives de l’Atlantique. Le résultat qui en sort, invariablement, consiste à proposer un transfert de souveraineté politique du local vers le niveau le plus global possible, de façon à booster le train du « libre-échange ». Ensuite, comme le TPN l’écrivit lui-même dans un de ses rapports : « Ces idées doivent maintenant être injectées directement dans les artères politiques de l’Union européenne dès l’année prochaine. Les membres du TPN Europe investiront leur énergie dans cette tâche » Toward Transatlantic Partnership, A European Strategy, p. 22, 1994. Aujourd’hui, le TPN s’investit dans un projet encore plus global que le marché transatlantique : la « gouvernance mondiale 2025 » qui vise à transférer de nombreuses questions politiques dans des institutions non élues. L’objectif officiel est louable (mieux coordonner la gestion des problématiques internationales), mais il masque mal un processus de décision éminemment favorable aux volontés des grandes entreprises …

Troisième étape : le TABD

Pour découvrir une des idées du TPN mise en application par les deux puissances transatlantiques, je reprends mon vélo. À vive allure, je file : place Jean Rey, Parc Léopold, Avenue du Maalbeek, chaussée de Wavre, quartier de la Tulipe (où je cultive quelques beaux souvenirs), chaussée d’Ixelles et rue de l’Arbre bénit. Au passage, je salue le cinéma Le Styx pour m’engouffrer rue Keyenveld. Le numéro 101 est occupé par une maison jaune, toute simple et plutôt jolie. En plus jeune, elle a comme un air de famille avec l’immeuble du TPN. C’est normal, puisque l’habitant des lieux, le Dialogue transatlantique des hommes d’affaires (TABD en anglais), est né en 1995 sur une proposition faite l’année précédente par le TPN. Parmi les nombreux géniteurs de ce projet, Sir Leon Brittan, qui était alors Commissaire européen au commerce. Voilà ce qu’il en a dit : « Avec le gouvernement américain, nous avions demandé aux hommes d’affaires des deux côtés de l’Atlantique de se rassembler pour voir s’ils pouvaient parvenir à un accord sur les prochaines actions à entreprendre. S’ils y parvenaient, les gouvernements auraient du mal à justifier leurs réticences. Le résultat fut spectaculaire. Dirigeants industriels européens et américains demandèrent d’une seule voix une plus grande et plus rapide libéralisation du commerce. Et cela a eu un effet immédiat » Europe Inc. (collectif), Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, p. 221, éditions Agone, 2005. On ne saurait être plus clair sur l’alliance avec des hommes d’affaires pour emporter les réticences des pouvoirs locaux. À nouveau, on comprend ces derniers : outre le fait qu’on leur brise les reins parlementaires pour créer des législations transnationales, les villages-nations voient diminuer leur poids économique relatif dans un monde où les flux commerciaux et financiers vont croissants. Or, telles sont exactement les recommandations du TABD. Donnons un exemple concret. Pour tirer les leçons de la crise financière, le TABD n’a pas besoin de faire appel à John Kenneth Galbraith (qui écrivit de son vivant des analyses critiques et pertinentes sur les crises spéculatives) : il lui suffit de dire qu’il faut plus de régulation… transatlantique ! D’accord pour des règles mais que celles-ci soient prises au niveau le plus global possible, et sans oublier que l’objectif vital reste de fluidifier les échanges financiers entre l’Europe et l’Amérique. Ailleurs, le TABD recommande de renforcer les droits de propriété intellectuelle, ou bien encore de privilégier systématiquement la compétitivité et la mise en concurrence comme normes régulatrices du futur marché transatlantique. En effet, disent en chœur TPN, AmCham et TABD : la mise en concurrence est source d’innovation. Je pourrais être mauvais et pousser une petite pointe jusqu’à l’European American Business Council (EABC), un autre lobby transatlantique. Ce n’est pas très loin, et je vous y raconterais les efforts des septante multinationales membres pour éviter qu’une tradition archaïque (le droit à la vie privée) n’empiète sur l’innovation commerciale. On n’arrête pas le progrès, et c’est donc en toute liberté qu’Apple, Microsoft, IBM, Ericsson, Nokia, Lily, Paypal, Visa, Unilever et leurs amis de l’EABC veulent pouvoir implanter, sur toutes sortes d’objets que nous achetons (T-shirt, voiture, montre), des mouchards microscopiques capables de suivre les porteurs de ces objets à la trace. Il s’est vendu 1,7 milliard de ces mouchards à travers le monde en 2007, et les chiffres devraient bondir à plusieurs centaines de milliards dans les années à venir Les entreprises rêvent en effet de transformer les codes-barres en mouchards électroniques ! Les chiffres cités sont extraits de : Pièces et main d’œuvre (collectif), RFID : la police totale, Editions L’Echappée, 2008, p. 12. Comme les multinationales travaillent également à mettre tous ces objets (et nos modestes personnes) en communication permanente avec des banques de données virtuelles qu’elles contrôlent, une des toutes grandes innovations des décennies à venir pourrait bien être l’avènement de la Big Brothers Cie, capable de dire en permanence où nous sommes, ce que nous achetons, qui nous voyons, à qui nous offrons des cadeaux… Mais j’ai commencé ce voyage avec le petit village nommé État-providence, et c’est sur le sort qui l’attend que je voudrais conclure…

La fin des solidarités

Les réseaux sociaux qui s’échinent à mettre en place du libre-échange international et compétitif ont raison sur un point : celui-ci est source d’innovation. En renforçant la liberté d’action mondiale de firmes privées déjà titanesques, en accélérant la fluidité des marchés financiers, ces lobbys travaillent à donner plus de poids à des argumentaires dont ils sont friands. Ainsi, en mai dernier, l’antenne belge d’AmCham constatait que « la Belgique est boudée par les investisseurs étrangers », en raison d’« une politique fiscale et salariale trop complexe ». Ensuite, AmCham Belgique pouvait présenter sa gamme de solutions : comprimer les salaires via une retouche de l’indexation, diminuer les impôts pour les entreprises, exonérer les chercheurs de précompte professionnel (afin de motiver l’innovation) et diminuer les charges sociales de 35 à 29% des salaires bruts (ce qui revient à mettre les finances de la sécurité sociale dans le rouge). C’est dur pour les gens (qui vont perdre de nombreux droits sociaux), mais dans un environnement concurrentiel mondial, « la Belgique doit améliorer son marketing pour vendre ses atouts à l’étranger » confiait alors le chief executive d’AmCham Belgique Cité par Trends Tendance, le 18 mai 2011, qui dédie par ailleurs une page de son site Internet à AmCham. La direction vers laquelle nous mène le train transatlantique est bien claire : il s’agit d’oublier le point de départ de notre voyage, ce petit village des années soixante nommé État-providence. Les années à venir méritent mieux que ce passé ringard, avec ce cœur généreux qui était prêt à offrir à tous soins de santé, salaire décent et pension quand on sera vieux. À la place, les lobbys transatlantiques nous proposent un monde où les voyeurs/investisseurs font la loi. Pour attirer le regard des investisseurs étrangers, la Belgique sera invitée à se montrer de plus en plus sexy en effeuillant un à un ses atours de Miss État-providence. Dans le box d’à-côté, la France vient d’enlever plusieurs années de pension à sa population. En Espagne, la réduction des cotisations sociales et familiales est programmée. Ne parlons pas de la Grèce, tabassée comme une malpropre… Chez nous, la musique anti-chômeurs se joue depuis des années… et va crescendo avec le temps. Il ne manque qu’un gouvernement pour que le strip-tease antisocial puisse commencer !