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Avis d’orage sur l’ultime tabou

Dans la sphère économique, plus qu’ailleurs, les notions utilisées ont leur importance. Même d’apparence banale, elles sont les véhicules d’une conception du monde – politique, forcément politique – qui, la plupart du temps, n’est pas exprimée en tant que telle. L’économie se veut « neutre ». Il n’est donc pas fréquent que ce lien apparaisse dans sa risible nudité. Lorsque cela arrive, c’est bien souvent lorsque le discours économique voit apparaître un intrus, une notion qui ne « cadre » pas, voire qui relève carrément du tabou. Le petit livre d’Isabelle Ferreras, mis en discussion à la fin du mois de novembre lors des conférences d’Éconosphères, en est un signe, un parmi d’autres[1.Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ?, PUF, 2012.]. Il a été publié aux prestigieuses Presses universitaires de France, il a joui d’une assez bonne presse, ce n’est donc pas, quels que soient les mérites des thèses qui y sont développées, un fait qu’on peut écarter d’un revers de la main. Il fait désormais partie du discours économique. Et, d’évidence, pour les historiens du quotidien que nous sommes tous, le livre d’Isabelle Ferreras, sociologue à l’UCL, s’attaque à un tabou, celui de la propriété privée des activités économiques, tabou majeur s’il en est.

« La nationalisation n’aura pas passé la rampe, en 2012, mais, en tant que notion, elle a émergé. Il serait plus exact de dire : elle a émergé à nouveau. »

Elle n’est pas seule à le faire. Invité voici peu, le 23 novembre 2012, à un séminaire sur l’avenir de l’industrie en Wallonie et en Europe organisé à Namur par le Gresea et le Cepag, Gabriel Colletis parle, lui, des entreprises comme d’un « bien commun »[2.On lira avec profit L’urgence industrielle, aux éditions Au Bord de l’Eau, 2012.], dont la propriété, donc, ne saurait être circonscrite à leurs actionnaires. Elles appartiennent, sous des formes à définir, à la société toute entière. Économiste à l’université de Toulouse, Gabriel Colletis, plus encore que Ferreras, a l’oreille d’un grand nombre de gens, dans les colonnes de L’Expansion et dans les syndicats belges et français. Ici aussi, intrusion dans le discours économique « mainstream » et attaque frontale contre le tabou.

Enclaves féodales

Que le mot ne soit pas trop fort est devenu manifeste pour qui suit en tant soit peu l’actualité. Chacun a entendu, le 27 novembre 2012, le président François Hollande menacer Lakshmi Mittal de nationaliser ses possessions sur sol français s’il maintenait son chantage sur le site des hauts fourneaux de Florange. Chacun a aussi pu se rendre compte à quel point cette sortie heurtait de front les élites du discours économique dominant. Dans le journalLe Monde, qu’on sent aussi « extrêmement choqué » que Mittal par l’annonce, on invitait à un « comportement plus raisonnable » et à une poursuite de la négociation « entre gens sérieux », bref à remiser la nationalisation au rang des sottises émotives[3.Le Monde, 27 novembre 2012.]. Même chose à La Libre Belgique où l’éventualité d’une nationalisation sera qualifiée de « leurre » : elle ne saurait tenir « lieu de politique industrielle » et, pire, précise ce journal, elle « mine l’attractivité du pays aux yeux des décideurs »[4.La Libre Belgique, 1er décembre 2012. (La menace fera long feu : moins de quarante-huit heures plus tard, le président français redeviendra « raisonnable » et « sérieux », pour ne pas dire « normal »: Les hauts-fourneaux de Florange seront fermés.)]. Inutile de se demander lesquels tant il est devenu usuel aujourd’hui de considérer que le rôle principal des États consiste à « rassurer les marchés », donc les banques et les « investisseurs », les gens de la Bourse. Sans surprise, ce sera chose faite. La nationalisation n’aura pas passé la rampe, en 2012, mais, en tant que notion, elle a émergé. Il serait plus exact de dire : elle a émergé à nouveau. C’est que l’idée n’est pas nouvelle, elle n’a pas toujours paru sulfureuse, ni subi les ridicules du tabou infréquentable. Lorsque la première association internationale des travailleurs s’est donné un agenda[5.Texte fondateur de ce qu’il a été convenu d’appeler la 1ère Internationale (1864-1872, jusqu’à 50 000 membres), précurseur des grandes fédérations syndicales à influence internationale : CES (Europe), CSI (hémisphère occidental), ACFTU (Chine)], en 1864, c’était pour saluer la réduction du temps de travail légal en Angleterre comme une victoire de « l’économie politique de la classe ouvrière » sur « l’économie politique de la classe moyenne » car elle signait, pour la première fois, une conquête de « la production sociale dirigée par la prévoyance sociale » sur « l’aveugle loi de l’offre et de la demande » – parce qu’on estimait, à l’époque, exemple des coopératives à l’appui, que l’économie pouvait très bien fonctionner « sans l’existence de la classe de maîtres », bref, qu’une démocratisation de la sphère économique s’imposait, et ce par une socialisation des moyens de production. Donc, primo, « production sociale » et, secundo, car cela ne suffit pas, dirigée par la « prévoyance sociale ». La revendication – et les deux notions – ont longtemps fait corps avec le mouvement ouvrier. Pour ensuite disparaître. Non seulement disparaître mais se voir frappées d’un interdit, devenir imprononçables sous peine d’excommunication. Pas sérieux, pas raisonnable. Pour les travailleurs de l’automobile (Ford, Peugeot, Renault) comme pour ceux du métal (Arcelor- Mittal, monopole sur 34% de l’acier plat mondial), une gestion coordonnée et sociale aurait pourtant été à leur avantage, ils auraient pu se répartir cela pour résoudre les problèmes de surproduction.

Les arbres, la forêt

L’intéressant est que, timidement certes, l’idée perce à nouveau, chez un Colletis, chez une Ferreras[6.Et, partant, auprès du réseau Éconosphères, qui vient de rallier la constitution d’une coordination européenne (avec, entre autres, les Atterrés français, les « indignés » espagnols…) et, bien sûr, les lecteurs de la revue Politique.]. Chez celle-ci, on jugera ainsi symptomatique que son projet de refonte de la gérance des entreprises soit présenté comme une première étape, une « transition vers l’entreprise post-capitaliste » dont les travailleurs seraient au final les propriétaires. Symptomatique, encore, que l’argument majeur en faveur de cette expropriation réside dans le caractère non démocratique de la sphère économique, où les entreprises apparaissent comme les dernières survivances, les dernières enclaves du régime féodal, demeurant soustraites au mouvement général de démocratisation de la société. Pour y arriver, pour faire « bouger les lignes » dans cette direction, Ferreras imagine de revoir radicalement la structure juridique du fonctionnement des entreprises, dont le comité exécutif serait constitué sur une base paritaire, ses membres émanant en nombre égal de deux « chambres » où seraient élus, de part et d’autre, les représentants des travailleurs et des actionnaires – d’où le nom de « bicaméralisme » donné à l’épure. On peut, d’évidence, juger l’idée abstraite, voire gratuite, tant elle est l’œuvre, en vase clos, d’une jeune sociologue et, de même, s’inquiéter un peu des notions idéologiquement interlopes qui émaillent la présentation du projet : parties prenantes, « investisseurs en travail » (pour désigner les travailleurs), économie de la connaissance ou efficacité, autant de termes qui font « melting-pot » et qui jurent avec le propos. Les notions économiques s’inscrivent toujours dans un tout dont on ne saurait, sans accomplir des faux pas théoriques, détacher les parties. Mais c’est là sans doute laisser les arbres masquer la forêt. La « transition » imaginée par Isabelle Ferreras a valeur de signe. Elle a récemment été entendue par la commission de l’Économie du Parlement wallon. Et son livre, s’il ne fera pas à lui seul un printemps, contribue à la remise en cause de l’ultime tabou, celui, sanctifié, de la propriété privée des activités économiques, avec ses seigneurs, son fin tissu de vassalités et d’élites autoproclamées. C’est déjà pas mal.