Retour aux articles →

Héritage, l’ultime tabou

Dans la célèbre pièce de Beaumarchais, un Figaro écœuré se demande ce qui vaut à « monsieur le comte » ses privilèges : « Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! »

Quelques décennies plus tard, l’économiste John Stuart Mill critique la « grande loterie des naissances » qui assigne à chacun et chacune une place plus ou moins favorable dans la société. Que l’on pense encore à la Comédie humaine de Balzac où les intrigues se nouent et se dénouent au rythme des héritages attendus, trahis, détournés, et l’on n’en doutera plus : l’héritage structurait les relations sociales des sociétés européennes avant la Grande Guerre. Pour injustes qu’elles fussent, les règles du jeu avaient au moins le mérite d’être claires. Comme le pointe Vautrin à Rastignac dans sa célèbre leçon : lorsqu’une société est structurée par l’héritage, il n’y a que les naïfs qui travaillent honnêtement. Pour réussir quand on est mal né, mieux vaut œuvrer à se marier bien et à se placer en position d’hériter.

De telles injustices sont-elles définitivement derrière nous ? De nombreux économistes tirent la sonnette d’alarme. Sous leurs atours démocratiques, les sociétés occidentales renouent avec les niveaux d’inégalités patrimoniales des sociétés européennes au XIXe siècle. Alors qu’il y a deux siècles, ces inégalités s’expliquaient facilement par l’absence d’impôt sur l’héritage et un appareil d’État dominé par les propriétaires, ce retour en force s’observe dans des sociétés où des partis socialistes sont encore vivants, et même parfois au pouvoir. Mais depuis le tournant néolibéral, la tendance, dans les pays de l’OCDE, est à la suppression des impôts sur l’héritage, au relèvement des quotités exemptées ou à la création de nouveaux dispositifs d’évitement légal de l’impôt, qui bénéficient aux ménages capables de payer les fiscalistes permettant d’en profiter.

Étrangement, ce retour de l’héritage comme déterminant des trajectoires sociales passe relativement inaperçu. Ce silence est d’autant plus interpellant que les principales forces politiques ont de bonnes raisons de le taxer ; la gauche pour instaurer davantage de justice sociale et rendre aux travailleurs et travailleuses le profit accumulé par le patronat ; les verts pour financer une transition écologique tout en luttant contre les inégalités ; et la droite pour instaurer une société méritocratique où le travail plutôt que l’héritage, ordonnerait les distinctions sociales.

Dans ce dossier, nous posons donc la question de la taxation de l’héritage et entendons en stimuler la réflexion. Les articles rassemblés en explorent différents aspects : l’histoire de la fiscalité successorale en Belgique (Watteyne), l’effet des règles organisant l’héritage sur les structures familiales et les relations de genre (Bastin et Gobbi), ainsi que les spécificités contemporaines du cas belge (Pestieau et Sheikh Hassan). Elles proposent aussi des alternatives plus justes pour organiser le transfert de richesses d’une génération à l’autre (Fabri et Plouviez). Trois députés, siégeant dans trois parlements différents, ont aussi été réunis pour l’occasion. À quelques mois des élections, le moment était venu d’en parler. Car il est grand temps de briser le tabou et de nourrir les débats pour que la justice sociale y gagne, et que l’héritage perde enfin ce rôle de premier plan dans la reproduction des inégalités de patrimoine.