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Archives : l’État belge a-t-il peur de son histoire coloniale ?

En 1960, l’État belge rapatrie ses archives coloniales dans l’urgence. Cinquante ans après l’indépendance, ces kilomètres de documents, d’une valeur historique considérable, sont gérés par le pouvoir politique. Un statut d’exception pour des archives administratives et une source de complication pour la recherche historique. Une situation anachronique.

La valeur démocratique d’une société moderne peut-elle être jugée à l’aune de sa politique d’accessibilité aux archives de l’État ? En recherche historique, l’accessibilité aux archives est une condition sine qua non pour mener une étude approfondie de qualité. Pour les archivistes, «en tant qu’élément du patrimoine culturel et comme l’une des sources de l’histoire, [les archives] éclairent l’évolution de l’organisation de nos sociétés (…). [Elles] permettent tant de garantir que de vérifier le bon fonctionnement de notre démocratie»[1.Association des archivistes francophones de Belgique, «Archiv(ist)es en péril ?», juin 2008]. Pour autant qu’elles soient librement accessibles et dans de bonnes conditions… Comme nous allons le voir, ce n’est pas tout à fait le cas des archives administratives de l’État sur l’ex-Congo belge. La Belgique partage une bonne partie de son histoire avec le Congo, dont 52 années de colonisation (1908-1960). Pour toute personne, du simple citoyen au chercheur, s’intéressant à leur histoire commune, les archives du ministère des Affaires étrangères sont assurément l’une des sources d’informations les plus riches… si pas la plus riche. Si bien qu’aujourd’hui, tout chercheur étranger travaillant sur l’histoire du Congo et de la Belgique doit presque impérativement passer par Bruxelles. Ces fonds se composent en effet des archives diplomatiques, démarrées avec la création de Royaume, et des archives africaines/coloniales, qui vont de 1885 à 1962. Nous nous penchons ici plus spécifiquement sur les secondes. Or cette mine de documents, qui constitue un patrimoine historique de première main, fait l’objet d’une grande surveillance, d’une protection rapprochée qui nuit à la recherche historique, et donc à une meilleure connaissance du passé colonial de la Belgique par l’opinion publique.

Montrer patte blanche

En théorie, ces archives coloniales et diplomatiques sont ouvertes à tout citoyen belge ou étranger, sur simple demande et dans des délais brefs. En pratique, si beaucoup de chercheurs n’ont jamais eu de problèmes d’accès, d’autres ont rencontré, ou rencontrent encore, certaines «difficultés»[2.Dans le cadre de cet article, nous en avons consulté une bonne dizaine, dont plusieurs ont souhaité garder l’anonymat.].
Pour tout chercheur, le premier contact avec ces collections est précédé d’une discussion avec l’un des responsables du centre d’archives. Il s’agit de «faire connaissance» : quels sont vos coordonnées, votre profession, l’institution que vous représentez, l’objet de vos recherches, et, last but not least, quel usage comptez-vous faire des données récoltées[3.Nous avons personnellement rencontré le personnel de ce centre d’archives… et été soumis à ce même interrogatoire.]. Pour Jean Omasombo, politologue congolais et chercheur au Musée royal de l’Afrique centrale (Mrac), cet interrogatoire liminaire s’apparente à une véritable «confession auprès d’un prêtre catholique». Florence Gillet, historienne au Ceges[4.Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines], a vécu une expérience comparable.

Pour le ministère en charge des archives, cet «entretien approfondi permet de circonscrire au mieux les thématiques de travail des chercheurs afin de trouver les documents les plus «ad hoc» possibles». Par contre, pour un historien, responsable d’une institution publique, «il ne s’agit pas [là] de questions que devrait poser un archiviste…».
Cette première prise de contact n’est qu’un avant-goût de la lourdeur administrative qui caractérise l’accessibilité à ces archives.
Ce n’est qu’après cette première discussion que le chercheur obtient les inventaires des collections. Les portefeuilles de documents, par contre, ne peuvent être obtenus lors de cette première visite. Pour autant que n’interviennent pas des considérations liées à la protection de la vie privée ou à des questions de délais[5.Tout document issu de ces archives datant de plus de 30 ans et de moins 50 ans doit recevoir, avant d’être consulté, l’aval d’un petit groupe de diplomates et/ou hauts fonctionnaires de l’administration centrale du ministère, appelée «Commission diplomatique». Une procédure administrative qui peut ralentir d’un à plusieurs mois le travail des chercheurs et qui peut être très pénalisante pour les chercheurs étrangers (voir plus loin)], il faut en effet attendre un à deux jours pour les consulter. Le chercheur doit donc revenir. Ensuite, si le chercheur désire faire des copies de certains documents (le règlement d’ordre intérieur prévoit que seul un tiers des documents consultés peut être copié !), il devra de nouveau attendre quelques jours pour les recevoir (les photocopies étant confiées à un agent administratif, et ce avec l’autorisation du responsable des archives).

Amateurisme

Parmi ces différentes étapes, celle de l’accessibilité aux inventaires des fonds mérite qu’on s’y attarde[6.Il faut signaler que certains problèmes liés aux inventaires de fonds ne sont pas propres à ces archives-ci, mais concernent l’ensemble des archives en Belgique, comme par exemple le retard pris dans l’inventoriage de certains fonds contemporains.] Si le fonds des archives africaines est en consultation libre, celui des archives diplomatiques, comme l’indique lui-même le service des archives du ministère, «n’est pas donné aux chercheurs, c’est le responsable des archives qui le consulte sur base d’une demande du chercheur», ce qui fait dire à un historien de premier plan[7….qui ne souhaite pas s’exprimer publiquement et qui précise, comme de nombreux chercheurs, que le personnel du ministère n’est pas responsable de cet état de fait] que «tout dépend toujours du bon vouloir de l’archiviste qui vous indique ce qu’il veut bien vous indiquer». Une procédure pour le moins arbitraire donc. Florence Gillet confirme qu’il existe un réel problème de transparence avec ces archives : «Comment se fait-il, par exemple, que les inventaires de documents parfois très anciens, ne soient pas sur le site Internet du ministère, comme c’est le cas pour tout centre d’archives un peu moderne ?». Pour Geert Castryck, historien flamand en poste à l’Institut für Afrikanistik de l’Université de Leipzig, les inventaires et la description des collections posent aussi problème, «ceux des archives nationales du Burundi à Bujumbura sont bien meilleurs». Pour lui, «cette différence qualitative indique que des archives d’importance majeure sont gérées d’une façon plus sérieuse et approfondie dans un contexte d’archivistique ou d’institutions culturelles et scientifiques, que dans un contexte de diplomatie et d’affaires étrangères».
Étonnant, à cet égard, de constater que ces deux importants fonds d’archives sont gérés par un groupe de quelques personnes seulement ! Clairement, des moyens ne sont pas mis à disposition pour rendre le centre d’archives plus opérationnel, le personnel tentant de fonctionner tant bien que mal avec les moyens disponibles.
Comment expliquer cette extrême prudence face aux chercheurs ?
D’abord par la publication d’un livre. En 1998, Ludo De Witte, sociologue flamand, publie L’assassinat de Lumumba, ouvrage dans lequel apparaissent plusieurs documents montrant le rôle obscur joué par l’État belge dans les circonstances ayant abouti à la mort de l’ancien Premier ministre congolais. Le document qui fera le plus de bruit est un télex envoyé de Bruxelles à destination du Congo où l’on parle d’«élimination définitive» à propos de Patrice Lumumba. Ce document, comme d’autres, provenait des archives du ministère des Affaires étrangères… qui ne fut pas ravi d’apprendre sa publication. Selon Gauthier De Villers, sociologue et anciennement en poste à la section Histoire du temps présent au Mrac, «les conditions dans lesquelles [De Witte] a obtenu cet accès aux archives ont provoqué (sous le boisseau) remous et mises en cause au sein du département des Affaires étrangères»[8.Voir G. de Villers, «Histoire, justice et politique», Cahiers d’études africaines, 2004, pp. 193-220.].
Aujourd’hui, selon plusieurs chercheurs et/ou historiens ayant fréquenté ou fréquentant ce centre d’archives, cette épisode est en partie à l’origine de la prudence, voire parfois de la méfiance, du ministère vis-à-vis des demandes de consultation de ces archives.

Obstacles législatifs

Ensuite, la législation sur la protection de la vie privée incite le personnel responsable de la consultation des archives du ministère à être très vigilant face à toute demande de consultation de documents[9.Loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel]. Selon plusieurs chercheurs, pour éviter de se voir reprocher d’avoir communiqué des documents contenant des données personnelles protégées, le centre d’archives adopte une politique d’accessibilité aux documents très défensive. Ce qui complique le travail de certains chercheurs qui peuvent être amenés à devoir solliciter l’avis de la Commission de protection de la vie privée, une procédure qui peut durer de un à deux mois. Cette législation concernant la protection de la vie privée est d’ailleurs contestée par un très grand nombre d’historiens au motif qu’elle «gêne considérablement les recherches historiques et les paralyserait totalement si elle était appliquée toujours et partout» [10.«Pléthore de mémoire : quand l’État se mêle d’histoire», La Libre Belgique, 25 janvier 2006. Carte blanche signée par 150 (!) historiens].
Si le droit donne certaines libertés à la recherche scientifique et historique, en pratique l’exercice de ces libertés n’est pas toujours aisé. Ainsi, Rolande Depoortere, archiviste aux Archives générales du Royaume, précise qu’«avant toute consultation et utilisation de données personnelles non codées et qui n’ont pas déjà été rendues publiques (…), le chercheur .doit. adresser aux personnes concernées par les données, ou, si cette procédure s’avère impraticable, à la Commission de protection de la vie privée, une demande d’autorisation argumentée, décrivant l’objectif de la recherche et la méthode à mettre en œuvre». Et Rolande Depoortere d’ajouter : «En somme, la recherche historique et scientifique (…) dépend du bon vouloir de la commission de protection de la vie privée ou des citoyens sur lesquels les données ont été rassemblées»[11.R. Depoortere, «Les archives en Belgique : une réalité éclatée», Archives, vol. 34, n° 1-2, 2002-2003. Notons que la vie privée en lien avec la recherche scientifique sera au cœur d’un congrès international en novembre 2010 à Bruxelles.].

Mais il faut sans doute aussi remonter à 1957 pour répondre à cette situation d’extrême prudence. Depuis lors, les archives du ministère des Affaires étrangères bénéficient d’un statut d’exception. Contrairement à la grande majorité des archives des administrations de l’État, elles ne doivent pas être versées aux Archives générales du Royaume[12.Voir arrêté royal du 12 décembre 1957 exécutant la loi du 24 juin 1955 relative aux archives.]. L’accessibilité à ces archives dépend donc du ministère des Affaires étrangères, et uniquement de lui[13.Voir aussi l’arrêté ministériel du 12 décembre 2003 (appliquant la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration au SPF Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement).].
Si cette situation est en mesure de changer prochainement, elle n’en demeure pas moins anachronique. Selon Guy Vanthemsche, historien à la VUB et auteur de La Belgique et le Congo[14.Nouvelle Histoire de Belgique, Paris, Complexe, vol. 4, 2007], «la solution la plus rationnelle serait [en effet] que les archives coloniales, qui sont «mortes» depuis 1962, soient gérées par les Archives générales du royaume» ; c’est d’ailleurs l’avis de nombreux chercheurs et cela pourrait intervenir prochainement[15.La législation sur les archives publiques stipule que tout document produit par les administrations de l’État et vieux de plus de 100 ans doit automatiquement être versé aux Archives générales du Royaume et aux Archives de l’État (AGR). Un arrêté royal de 1957, exécutant la loi de 1955, précise cependant que trois ministères sont dispensés de déposer leurs archives aux AGR : les ministères des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, de la Défense nationale et de (l’ancien) ministère des Colonies. Une nouvelle loi, votée en 2009 et modifiant la loi de 1955, réduit le délai de versement de 100 à 30 ans. Selon Karel Velle, archiviste général du royaume, cette modification législative supprimerait l’exception concernant les trois ministères précités (même si un système de dérogation pourrait être instauré pour eux, ce qui signifierait par exemple que toutes les archives coloniales devraient «immédiatement être transférées aux AGR». Mais pour être appliquée cette loi dépend encore de la publication de plusieurs arrêtés royaux, qui se font attendre. (Actualisation au 14 juin 2011 : La loi de 2009 – fixant le délai de versement des archives de 100 à 30 ans – est entrée en vigueur le 23 septembre 2010, via un arrêté royal du 18 août 2010. L’exception est par contre maintenue pour les archives coloniales/africaines, alors que le Conseil des ministres a décidé, le 18 février 2011, qu’un autre arrêté sera pris pour ces archives. Actualisation juin 2020 : Les archives coloniales/africaines sont désormais en cours de transfert aux AGR. Vu la quantité de volumes (et parfois l’état de délabrement de certains d’entre eux..) c’est un processus qui va prendre plusieurs années. Ces archives sont par ailleurs devenues beaucoup plus accessibles aux chercheurs.].

Rendre son histoire au Congo

Au vu de ces éléments, on peut se demander si le ministère des Affaires étrangères n’est pas davantage le gardien zélé que le passeur conciliant de l’histoire coloniale belge. Colette Braeckman, journaliste au Soir et spécialiste du Congo, estime à propos de l’histoire coloniale que «du point de vue de la Belgique, l’heure de l’inventaire a sonné»[16.C. Braeckman, «Congo-Belgique : verra-t-on jamais rejaillir le feu de l’ancien volcan», Congo 1960 – Echec d’une décolonisation, Grip/André Versaille, 2010, p. 7.]. Si l’on partage cet avis, les diverses anomalies mentionnées ici apparaissent pour le moins édifiantes. Un historien estime même tout à fait «indigne qu’il puisse aujourd’hui exister un doute sur la bonne volonté de communiquer des archives de plus de cinquante ans». De son côté, Jean Omasombo y voit surtout un enjeu politique majeur : «Cette situation est très problématique pour les chercheurs et historiens congolais dont une bonne partie de 70 années de l’histoire écrite de leur pays se trouvent à plus de 6000 km de chez eux… Ces fonds sont primordiaux pour le Congo puisqu’en Afrique, l’histoire se transmet traditionnellement de manière orale, et seulement 2% des chercheurs peuvent se permettre un voyage à Bruxelles où ils ne peuvent par ailleurs rester que peu de temps[17.Outre l’aspect financier, signalons aussi la difficulté d’obtention de visas pour de nombreux chercheurs sub-sahariens.]. Heureusement, ajoute Jean Omasombo, il existe encore au Congo et ailleurs des fonds d’archives assez importants[18.Comme par exemple les archives nationales du Congo, qui furent filmées pour la seule et unique fois dans le film Indépendance cha cha réalisé en 2000 par la RTBF. Notons que l’état de ces archives, comme d’autres au Congo, est cependant assez déplorable… ce qui donne encore plus de valeur aux archives coloniales belges.], éparpillés certes, mais qui permettent tout de même de contourner les obstacles des services belges. C’est important, car la vérité ne se trouve pas dans une seule source cachée». On le voit, cinquante ans après l’indépendance du Congo, la difficulté pour la Belgique «officielle» d’aborder son histoire coloniale est pour le moins patente, et les tentatives de refoulement de certains éléments «problématiques» du passé toujours bien présentes.