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Aide aux médias (du Sud) : paternalisme ?

Au début des années nonante, l’Afrique amorce un tournant politique et social important : des processus de libéralisation politique se mettent en place dans de nombreux pays, sous l’influence à la fois de mouvements de contestation interne et de fortes pressions externes de la part des instances financières internationales et de certaines coopérations bilatérales. Avec l’évolution vers le multipartisme, l’apparition des médias privés constitue alors un des signes les plus visibles de ce qu’on a appelé les « transitions démocratiques » dans les pays francophones d’Afrique subsaharienne. Les bailleurs de fond et les ONG de développement prennent vite la mesure du phénomène et les programmes d’appui à la consolidation des démocraties africaines naissantes se multiplient, généralement dotés d’un volet de soutien au pluralisme médiatique. Les médias, et surtout les nouveaux médias privés, sont considérés comme des acteurs centraux de ce renouveau africain : des ONG spécialement vouées à les soutenir se créent alors que d’autres, à vocation plus généraliste, tâchent de développer des activités dans ce domaine sur lequel les grands bailleurs de fond (comme l’Union européenne) ne tardent pas à lancer des appels à proposition ciblés. La coopération Nord-Sud en matière de médias et d’information s’en trouve complètement bouleversée. Jusque là, l’appui aux médias en Afrique francophone avait essentiellement consisté en une assistance technique bilatérale française. Lors des indépendances, en 1960, la France a poursuivi un appui technique, financer et humain lorsque des radios sont devenues des antennes nationales. Il en est de même pour les publications gouvernementales et leurs structures d’impression et, plus tard, pour les télévisions d’État. La coopération française dote ces chaînes d’un matériel fabriqué selon des standards français, qui restera longtemps incompatible avec les autres formats techniques européens et américains.

De l’instrumentalisation politique…

Le seul secteur qui a échappé à la mainmise de la France est celui des radios rurales, constituant généralement des entités à part dans les infrastructures audiovisuelles étatiques. Disposant de correspondants dans les provinces, usant principalement des langues locales et vouées à l’élaboration et à la diffusion de programmes axés sur le développement, les services de radio rurale se sont multipliés à partir des années septante, à l’époque flamboyante de l’idéologie tiers-mondiste. Recevant les faveurs de certains bailleurs comme l’Unesco ou la GTZ (agence de coopération allemande), les radios rurales disposaient cependant d’un degré d’autonomie tout à fait limité et constituaient même, dans certains cas, des éléments actifs de l’appareil de propagande de l’État. L’ensemble du champ médiatique était alors, en général, au service d’un parti unique et du culte de la personnalité d’un président souvent arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État. Personne, à l’époque, ne s’en plaignait, ni parmi les journalistes-fonctionnaires, petits soldats de l’union nationale et du développement, ni dans le cercle des bailleurs de fond, où le contexte de guerre froide faisait fermer les yeux sur les facéties, parfois violentes et cruelles, des potentats africains.

« Avec l’évolution vers le multipartisme, l’apparition des médias privés constitue alors un des signes les plus visibles de ce qu’on a appelé les « transitions démocratiques » dans les pays francophones d’Afrique subsaharienne. »

Mais l’irruption du « printemps de l’Afrique », dans la dernière décennie du XXe siècle, va briser les monopoles étatiques sur les médias et engendrer l’apparition de milliers de nouveaux acteurs : des centaines de journaux Dans la plupart des pays, des centaines de titres sont déclarés à l’administration mais la majorité ne parait qu’une ou deux fois. Le parc de publications se stabilise, un peu partout, autour d’un certain nombre de titres réguliers à partir de 1995, ce qui n’empêche pas l’apparition de nouveaux supports d’abord, de radios ensuite et, enfin, à partir de 2000, des projets de télévisions privées émergent à leur tour. Le phénomène de prolifération des médias privés revêt un caractère symbolique très fort (dans la plupart des pays, les gens s’expriment librement pour la première fois depuis plus de 30 ans) et on l’interprète volontiers comme un signe de l’émergence d’une nouvelle « société civile ». Pourtant, ces médias sont très hétérogènes et certains d’entre eux très peu « civils », comme l’illustrera, dès 1994, la macabre expérience de la Radio télévision libre des mille collines au Rwanda (RTLMC).

… aux soutiens extérieurs en tout genre

Les bailleurs de fond et les partenaires au développement se montrent d’entrée soucieux d’aider la presse privée qui constitue un acteur de la démocratie moins ambigu que ne le sont les dizaines de partis politiques naissants et plus directement participatifs que la pléthore d’associations de développement qui tentent surtout de paliers aux carences de l’État. Une floraison d’initiatives non concertées d’appui au secteur des médias voit alors le jour, essentiellement basées sur la formation et l’information des journalistes. Des séminaires se succèdent sur des thèmes aussi divers (et récurrents) que la déontologie journalistique, le rôle du journaliste en période électorale, le journalisme judiciaire ou parlementaire, le journalisme économique ou culturel. Les anciens médias d’État, qui, face à la concurrence, tentent ici et là des reconversions laborieuses en média de « service public », n’éveillent plus grand intérêt et certains (les agences de presse en particulier, mais aussi la presse écrite dans certains pays) sont au bord de la banqueroute. Très vite, les partenaires au développement affinent leurs approches et leurs stratégies : chaque bailleur de fonds privilégie des intervenions en accord avec sa vision de ce que doivent être les médias en Afrique/ Ainsi, deux positions se démarquent : d’une part, certains intervenants considèrent les médias comme les vecteurs d’un message spécifique, comme les véhicules d’une stratégie jugée appropriée pour pour la consolidation du processus démocratique. Par exemple, la Banque mondiale dispense des formations destinées à amener les journalistes du Sud à devenir des acteurs de la lutte contre la pauvreté, des défenseurs de la bonne gouvernance. Dans les pays en conflit, et suite au traumatisme provoqué par la RTLMC au Rwanda, certaines ONG (Search for Common, Ground, Fondation hirondelle…) visent explicitement à faire des médias des instruments de la paix et de la reconstruction. D’autre part, d’autres intervenants (parmi lesquels l’Agence de la francophonie ou l’Association mondiale des journaux) abordent plutôt les médias comme des entreprises, favorisant le développement de compétences managériales, soutenant des projets de modernisation des infrastructures, mais sans volonté d’infléchir les contenus. Les types d’action varient, mais peu de bailleurs et de partenaires prennent le risque d’un appui direct à un média ciblé : les initiatives collectives (maisons de la presse, associations professionnelles, ateliers et formations) sont privilégiées. Les grands ateliers régionaux, réunissant des journalistes de différents pays pour échanger leurs points de vue sur une thématique particulière, constituent un mode d’action prisé, également apprécié des participants qui aiment ces occasions de retrouvailles, d’échange d’expériences et de discussions Notons que ces séminaires spécialisés sont souvent organisés par des structures dont la vocation première n’est pas la formation des journalistes, mais bien le travail sur la thématique choisie : ainsi l’OMC organise des formations à la mondialisation et au journalisme économique, l’Union européenne finance des formations à la couverture des institutions européennes, l’OMS appui des formations au traitement de l’information sur le SIDA… Ces ateliers ont fréquemment abouti, avec l’appui de la structure organisatrice, à la mise en place de réseaux spécialisés de journalistes sensibilités à la problématique en question, mais entrés aussitôt en léthargie. Les interventions sont en général ponctuelles et isolées, même si, petit à petit, de grosses ONG (l’Institut Panos, le Gret… L’Institut Panos, fondé en 1988, était au départ une ONG appuyant les journalistes dans un travail de couverture des enjeux environnementaux. A côté du bureau du fondateur, basé à Londres, des Instituts Panos se sont implantés à Paris, Washington, Dakar, Lusaka, Haïti, Kathmandu… Chaque institut dispose de son autonomie financière, administrative et stratégique. Le Gret (Groupe de recherches et d’échange es technologiques) est une ONG française spécialisée sur les questions économiques (micro-crédit) mais qui s’est aussi constitué un département « médias » ) élaborent des programmes globaux pluriannuels, qui touchent les différents acteurs du champ des médias (au-delà des journalistes et des entreprises de presse : les régulateurs, les mécanismes d’autorégulation, les associations professionnelles, les personnels techniques) d’un ou de plusieurs pays. Mais, au niveau de ces « opérateurs » spécialisés, la concurrence est importante, à la fois parce qu’on répond aux mêmes appels d’offre, mais aussi parce qu’on courtise les mêmes associations locales de journalistes ou d’éditeur pour les instituer en partenaire local.

Concurrence entre bailleurs

La dispersion des initiatives et des stratégies des intervenants est telle que, en 1995, est initié le réseau des Partenaires des médias africains, qui, financé par la coopération française, tente d’asseoir ensemble les différents bailleurs de fonds afin de partager leurs agendas. Les ONG ou opérateurs sont exclus de ces forums des bailleurs car leur participation tourne trop souvent à l’opération de charme vis-à-vis des pourvoyeurs de fonds. Toutefois, ces réunions de grands argentiers accouchent de peu de résultats, faute d’une réelle franchise, d’un souci de sincère partage de l’information et d’un recul critique : chacun y glorifie sa propre action, se félicite du choix de ses opérateurs de terrain, s’inspirant, pour soutenir son propos, des rapports rédigés par ses partenaires pour justifier la pertinence des activités menées avec les fonds obtenus, et non d’une évaluation objective des résultats.

« La coopération française dote ces chaînes d’un matériel fabriqué selon des standards français, qui restera longtemps incompatible avec les autres formats techniques européens et américains. »

Sur le terrain justement, d’autres acteurs se développent progressivement : les associations et organisations professionnelles locales qui rompent avec ou réforment les anciennes structures étatiques, suivent avec l’aide de partenaires étrangers. Parmi celles-ci (unions de journalistes étrangers, syndicats, conseils de presse…), toutes ne sont pas motivées exclusivement par des volontés ou des impératifs de solidarité professionnelle. Au sein de ces structures, comme au sein des entreprises médiatiques qui se multiplient, des stratégies se mettent parfois en place pour capter les fonds disponibles auprès des partenaires étrangers. On évite d’entrer en opposition avec les grandes ONG du Nord, mais on les accuse, par derrière de percevoir leurs dividendes sur des montants destinés normalement à aider les médias africains. Toutefois, il reste difficile à ces petites structures locales d’accéder à « la cour des grands » : elles peuvent tout au plus postuler à quelques appels à proposition local ou obtenir, auprès d’une chancellerie bienveillante, des sommes modestes pour l’organisation d’un atelier ou d’une manifestation ponctuelle, mais elles ne peuvent s’ériger en opérateurs avec pour ambition d’animer et de consolider l’ensemble d’un paysage médiatique nationale. Pour cela, les compétences, la culture de gestion associative et l’assise financière manquent encore.

Jet set médiatique

Quinze années après le déploiement de ces nouvelles solidarités médiatiques, quel bilan peut-on tirer ? Il est difficile d’évaluer l’impact réel sur la consolidation de secteur des médias de cette pléthore d’initiatives. Dans certains pays (Burundi, Burkina Faso, Sénégal), les progrès du secteur son indéniables. Certains entreprises paraissent en avoir tiré profit pour se professionnaliser et se développer : leur tirage ou leur auditoire s’est accru, les produits proposés au public se sont améliorés et leur crédibilité s’est affirmée. Mais, dans d’autres cas, l’aide a surtout servi au « développement personnel » du patron de l’entreprise, qui roule en 4 x 4 alors que sa société vivote aujourd’hui dans une situation tout aussi précaire qu’il y a dix ans, avec des ressources humaines instables et toujours aussi peu qualifiées. Ceux qui ont vraiment tiré profit des offres de formation ont souvent quitté le secteur pour rejoindre des postes, nettement mieux rémunérés, de communication dans les bureaux locaux des institutions internationales ou des grandes multinationales. Les réunions régionales, les stages en Europe ou en Amérique du Nord et autres forums ont certainement eu le mérite de susciter des rencontres et des découvertes, de casser l’isolement dans lequel évoluaient certains professionnels dans des pays enclavés et même de faire naitre une solidarité continentale des journalistes africains. Mails ils ont aussi abouti à la constitution d’une « jet set » médiatique africaine, qui passe d’une capitale à l’autre et n’a pas forcément le temps d’investir ensuite dans son média les bénéficies des connaissances acquises à l’étranger.

Paternalisme occidental

Alors que le processus de démocratisation, la libération de la parole et la libéralisation des initiatives aurait pu amener la mise en place de nouvelles formes de relations Nord-Sud, de construction de projets communs, il semble que ce soit encore une fois la logique de l' »aide » qui ait prédominé sur celle de la réelle « coopération ». Si quelques rares initiatives d’échange mutuel d’expertise et de savoirs on été menées On citera par exemple les expériences de formation « in situ » menées par l’Agence de la Francophonie où un journaliste professionnel du Nord passe plusieurs mois dans une rédaction d’un pays du Sud pour en accompagner le fonctionnement quotidien dans les conditions locales « température et de pression », où encore le projet Syfia International qui constitue un réseau de journalistes du Sud dont la matière circule au Sud et au Nord (via, pour la Belgique, l’agence de presse Infos sud) , elles s’avèrent marginales par rapport à la logique dominante du « don ».

« Les États n’ont pas les moyens, et souvent pas le souci, de soutenir la presse dans sa mission de service public (au contraire, ils redoutent ce « contre-pouvoir »). »

Dans un ouvrage récent sur la presse écrite francophone du continent, le journaliste de RFI (Radio France Internationale) Thierry Perret concluait que l’aide aux médias avec été non seulement « inutile« , mais « nocive« , « car elle dépossède les hommes auxquels elle s’adresse, de leur responsabilité et de leur autonomie » Th. Perret, Le temps des journalistes. L’invention de la presse en Afrique francophone, Paris, Karthala, 2005. Et il est vrai que, dans plusieurs langues d’Afrique de l’Ouest, existe ce proverbe : « la main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit ». Sans doute, dans le cas de l’appui aux médias, les pourvoyeurs du don, quelle que soit la bonne volonté qui les anime d’ailleurs, ont-ils tous péché en intégrant cette position de supériorité : en définissant des contenus de formation sans y associer les principaux intéressés, en menant des projets d’appui au secteur sans en comprendre les subtilités du fonctionnement interne, en fondant leur approche sur une vision utilitariste des journalistes africains (qu’il faut amener à faire transiter les « bons » messages) ou en s’arcboutant sur une ferme conviction de savoir ce qu’est le « vrai » journalisme, celui dont les publics africains ont envie et besoin. Et les récepteurs du don n’ont pas contesté cet état de fait, si ce n’est, pour certains (et ils ont été rares), en sortant complètement des circuits financiers de l’aide au développement, mais pour tomber alors dans quels autres filets ? Le problème est complexe : les États n’ont pas les moyens, et souvent pas le souci, de soutenir la presse dans sa mission de service public (au contraire, ils redoutent ce « contre-pouvoir »); les auditoires sont démunis et le marché publicitaire restreint, les structures de formation sont faibles. La concurrence entre médias privés est à la mesure des difficultés de survie dans un environnement hostile et freine toute réelle solidarité. Dans un tel contexte, quelles sont les perspectives endogènes de professionnalisation et de consolidation des médias ? Accepter l’appui d’autrui est presque une nécessité, même si les formes et modalités de cette aide ont été décidées sans votre consentement; « On en tirera toujours quelque chose… » ; tel est le fond de la pensée de nombreux journalistes du Sud participant à des formations spécialisées, à des colloques ou qui s’impliquent dans l’animation de telle association locale ou régionale de professionnels soutenue par un bailleur de fonds. Quant au formateur, animateur d’atelier, opérateur ou financeur, il a la satisfaction de la bonne conscience, la certitude d’avoir apporté sa contribution à la construction de la démocratie en Afrique et, parfois, la satisfaction d’avoir partagé de bons moments avec des confrères charmants dans un cadre exotique. Donc, en fin de compte, tout le monde sort gagnant… et l’on pourrait se féliciter si, quelque part, il n’y avait pas l’intime conviction que l’on pourrait, avec les mêmes moyens et dans le même temps, faire ne fut-ce qu’un peu mieux, un peu plus pertinent et surtout un peu plus ensemble.