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Une nationalité africaine dans un monde globalisé

ENTRETIEN AVEC ACHILLE MBEMBÉ

Officiellement, la décolonisation s’est achevée par l’accession des anciennes colonies à l’indépendance. C’est passer sous silence la réalité du néocolonialisme. Celui-ci opère à deux niveaux : dans la mise en coupe réglée des nouveaux États formellement indépendants et dans une conception paternaliste des peuples africains, en ce compris la fraction – la « diaspora » – qui vit désormais hors d’Afrique.

En suivant Achille Mbembé, on découvre que déconstruire la pensée coloniale est bien une condition nécessaire pour faire advenir un véritable universalisme.

Vous êtes un penseur de la « postcolonie ». Vous étudiez le fonctionnement des sociétés africaines depuis la vague des décolonisations. Quel est, au juste, le sens de vos recherches ?

ACHILLE MBEMBÉ : Je me pose, dans les conditions d’aujourd’hui, la sorte de questions que n’a cessé de poser la critique africaine ou d’origine africaine depuis le XIXe siècle – celle de l’auto-émancipation.
Par auto-émancipation, j’entends le projet, pour les Africains, de se tenir debout par eux-mêmes ; de se comprendre comme des ayants-droit de ce monde qui nous est commun, puisque nous n’en avons qu’un, et qu’il nous appartient à tous. Je dois ajouter que ce projet ne concerne pas que les Africains. Comment habiter ce monde ensemble, comment le partager avec d’autres espèces vivantes et organiques, comment en assurer la pérennité – voilà les questions incontournables de notre époque, et elles s’adressent à l’ensemble de l’humanité.
Mes recherches visent donc à comprendre ce qui est arrivé à cette grande idée, à ce grand projet d’une nationalité africaine qui elle-même est inséparable d’une nationalité mondiale. Et à quelles conditions on pourrait lui redonner vie, alors même que notre
monde se balkanise de nouveau, empêtré qu’il est dans le tourbillon d’un nouvel apartheid, face aux risques réels d’extinction de la vie humaine auxquels fait face notre planète.

Et qu’avez-vous découvert exactement ?

ACHILLE MBEMBÉ : Des choses parfois troublantes. J’ai grandi au Cameroun à l’époque du parti unique, au lendemain d’une de ces décolonisations factices où, effectivement, les gens qui luttaient pour l’indépendance ont été assassinés, leurs noms honnis, et leur mémoire souillée.
Or que se passe-t-il au moment de l’indépendance ? La France octroie littéralement le pouvoir à des gens qui auraient voulu rester dominés. À des acteurs politiques qui, de 1920 à 1960, n’ont cesse de clamer leur fidélité à la France.
Qui proclament urbi et orbi qu’ils ne veulent pas être libres, qu’ils tiennent à demeurer des pupilles de la France, qu’ils veulent inscrire leur avenir dans le monde en tant que rejetons d’une mère (l’État colonisateur) qui en retour doit s’occuper d’eux ! Et donc le pouvoir est transféré à des gens qui ne veulent pas s’imaginer comme des sujets propres, qui se pensent comme des sujets serviles, qui s’imaginent que toute servilité est productrice de dettes. Résultat : aujourd’hui, le Cameroun, un pays aux potentialités quasiment illimitées, est sous la coupe de gouvernants qui considèrent leur peuple comme des captifs
de guerre. Ce cas est loin d’être unique. Prenez le Sénégal, la Cote d’Ivoire et le Gabon. Voici de pseudo-États qui, au fond, n’ont jamais voulu devenir indépendants.
Ils auraient voulu jouir du même statut que les Antilles, que la Nouvelle Calédonie et tous ces confettis de l’Empire.
Qu’est-ce que cela signifie de vivre sous de tels régimes, et
quel type de sujets cela produit-il ? Comment expliquer la nature de ce moment de transition avorté qu’est la décolonisation ? Il s’agit donc aujourd’hui de définir l’ampleur de la tâche qui est à accomplir, si nous voulons réanimer ce projet initial d’émancipation. Contre quoi exactement sommes-nous en train de lutter si, au fond, l’autre, il est en nous ?

Quels remèdes suggérez-vous pour enrayer ce processus ?
Récemment, vous avez déclaré que les Africains devaient trouver en eux-mêmes les moyens de refonder leur démocratie. Le principe « un homme, une voix » ne semble plus suffisant, selon vous, parce qu’en Afrique, ce n’est pas un concept qui parle beaucoup.

ACHILLE MBEMBÉ : L’idée est d’aller au-delà du formalisme « un homme, une voix » ; d’approfondir la démocratie en ne la réduisant point à une formalité électorale, de lui donner une véritable assise anthropologique. Et, ce faisant, de corriger les dysfonctionnements qui résultent d’une greffe purement formelle de principes abstraits qui, dans leur application, ne font que renforcer les structures existantes de la domination et de la marginalisation.
Pour ce faire, il faut revenir aux questions de fond. Quels sont, par exemple, les antagonismes fondamentaux qui travaillent et divisent nos sociétés africaines ?
Évidemment, il y a les antagonismes de classe. La démocratie à l’occidentale est une tentative de résolution des antagonismes de classes qui constituent les antagonismes fondamentaux de la société industrielle. La structuration des sociétés africaines en classes est en cours et, lors du dernier demi-siècle, elle s’est nettement accélérée. On le voit très bien au travers des inégalités qui ne cessent de se creuser. Mais aux antagonismes de classe se superposent bien d’autres. Pensons, par exemple, aux conflits qui opposent à peu près partout les « ainés sociaux » aux « cadets sociaux », les hommes aux femmes. Comment faire de sorte que l’égalité fondamentale entre hommes et femmes, loin d’être abstraite, prenne forme et substance aussi bien dans les institutions que dans les modes de représentation ? Comment tenir compte des minorités ethniques et sexuelles, des antagonismes religieux ou encore des conflits entre État, compagnies multinationales et communautés locales autour de la répartition des richesses extraites du sous-sol ?
C’est dans ce contexte que je parle d’un « supplément » au système « un homme, une voix » – un supplément qui viserait à ce que toutes les composantes sociales soient prises en compte et qu’aucune ne soit laissée pour compte.

Concrètement, comment améliorer le principe démocratique actuel ?

ACHILLE MBEMBÉ : Il ne s’agit pas de tourner le dos au principe « un homme, une voix ». Mais l’on pourrait envisager d’autres modes de calcul qui ne se ramènent pas au calcul purement électoral, lequel est un
calcul purement arithmétique.
À ce calcul arithmétique, l’on pourrait ajouter un calcul social qui prendrait en compte différents antagonismes (classe, générations, genre, minorités, religions, localités…). Il n’est pas normal, par exemple, que des régions productrices de pétrole, de bois, de diamant, de bauxite ou de cuivre ne perçoivent strictement rien des richesses extraites de leur sol et sous-sol. Un système créatif de péréquation de divers ordres permettrait de répondre à ce genre de dilemmes.
On pourrait enrichir le concept de représentation en complexifiant les ordres de coefficients par lesquels on mesure et intègre les voix des uns et des autres. On pourrait imaginer d’autres types d’institutions qui ne reproduisent pas purement et simplement les institutions héritées des vieux pays (le Parlement, le Sénat et ainsi de suite).
Ces innovations permettraient d’ouvrir de nouveaux espaces démocratiques au niveau local mais aussi national, dans et à partir des lieux où vivent les gens. La démocratie, telle que je la comprends, n’émergera qu’à partir du local. Tout le monde aurait une voix et pourrait se faire entendre. Toutes les voix compteraient et ni la femme, ni le cadet, ni le pauvre n’auraient besoin de crier pour se faire entendre.

Cette problématique ne se retrouve-t-elle pas également en Occident, dans les pays riches ?

ACHILLE MBEMBÉ : La démocratie est en crise à peu près partout. Elle est vidée de son sens au fur et à mesure que les forces de l’argent et de la distraction font reculer les frontières de l’espace civique, amenuisant sans cesse les capacités critiques de tous.

L’Afrique semble de plus en plus se tourner vers l’Asie, vers la Chine en particulier, un pays que vous qualifiez de « puissance sans idées ». Vous dites « plus on a d’interlocuteurs et plus on est maître du jeu », plus on possède de marge de manœuvre. Mais en même temps, ce principe de concurrence, une idée très libérale, ne va-t-il pas se faire au détriment de la population ?

ACHILLE MBEMBÉ : La Chine est une puissance sans idées, car elle ne semble guère avoir de projet pour le monde que sa propre puissance. La Chine n’a développé aucun concept universel susceptible d’accompagner son expansion globale. Sur le monde, elle n’a produit aucun discours alternatif susceptible d’enflammer l’imagination planétaire et de relancer les rêves humains de liberté et de plénitude.
C’est une puissance purement matérialiste dont le modèle de croissance économique repose sur la destruction, sur une échelle jamais vue auparavant, des ressources de la planète.

Pour l’instant, dans ce rapport entre l’Afrique et la Chine, on ne voit en effet rien si ce n’est la poursuite d’une économie d’extraction.

ACHILLE MBEMBÉ : Le paradigme actuel des rapports entre la Chine et l’Afrique n’est en effet pas soutenable. Il faut donc formuler autrement la question de la Chine en Afrique.
Et d’abord, il faut absolument sortir de la logique actuelle du troc, une logique qui consiste à multiplier des « enclaves » en lieu et place des anciens « comptoirs » d’autrefois. La logique du troc et des enclaves n’est pas viable. C’est une reproduction à l’envers des vieux mécanismes coloniaux.
Elle favorise la ségrégation et ne se différencie pas du tout des formes de l’échange inégal et de l’économie des capitations dont souffrit la Chine elle-même au début du XIXe siècle.
Il faut donc remplacer l’économie de troc par ce que j’appellerais une économie de la « mutualité », du bénéfice réciproque.
Ceci passe par une série d’innovations dans les politiques d’engagement avec la Chine. Puisque des centaines de milliers de Chinois voudraient s’installer chez nous, il nous faut par exemple imaginer une nouvelle politique d’immigration chinoise en Afrique. Une telle politique devrait favoriser, non le cantonnement des Chinois dans des enclaves fermées, mais leur insertion multiforme dans les crevasses de nos sociétés.
Il nous faut, en échange de nos matières premières, obtenir des Chinois davantage de transferts technologiques, une plus-value manufacturière de base sur les lieux d’extraction, la formation de nouvelles générations d’Africains dans les domaines de la science et de la technologie, davantage d’échanges systémiques dans les domaine des arts, de la culture et des idées.
Il faut, avec les Chinois, inventer un modèle de relations radicalement opposé à celui qui, depuis le XVe-XVIe siècle, aura caractérisé les rapports entre l’Occident et l’Afrique – un modèle alternatif d’universalisme.

Ce qui vous rend donc « afro-optimiste » ?

ACHILLE MBEMBÉ : Il m’arrive de temps à autre de me rendre à Lagos, à Abidjan, à Nairobi, Luanda ou Dakar. Dans toutes ces grandes villes, je vois des gens souvent confrontés à des situations apparemment sans issue et qui cependant inventent, à un petit niveau, de manière cellulaire, fragmentaire certes, mais réellement, à petits pas.
Je sens monter de l’Afrique une force de vie, absolument neuve, qui surgit des ruines et débris d’un passé pas très lointain, d’une histoire qui n’aura pas été facile. Je vois, dans les arts, dans la musique en particulier, et dans l’économie vernaculaire des traces de capacités extraordinaires de flexibilité et d’innovation.
Reste à traduire ce potentiel en puissance. Reste à faire converger ces énergies, à les articuler autour d’un véritable projet de montée en humanité.
Parallèlement, et a contrario, il existe aussi des risques systémiques, des conflits armés, des gens qui errent, des jeunes qui cherchent à vivre partout ailleurs dans le monde sauf chez eux, l’implosion et les fractures observées du Sahel jusqu’à la Mer Rouge, des foyers de déstabilisation (Nord du Nigéria, Est du Congo, Centrafrique, Sud Soudan). Les risques sont donc réels et la question est de savoir lesquelles de ces forces de vie ou de ces forces du chaos finiront par l’emporter. Mais là encore, c’est une question de luttes. On n’échappera pas à la lutte.

Ce que vous décrivez, c’est au fond un peu le rêve panafricain ?

ACHILLE MBEMBÉ :
Il nous faut revisiter, dans les conditions d’aujourd’hui, le vieux rêve d’une nationalité africaine inséparable d’une nationalité mondiale. Il y va non seulement du futur de ce continent, mais aussi de la paix du monde.
Ces conditions d’aujourd’hui, on les connait : la réalité d’un monde enchevêtré que favorise la globalisation, l’émergence de nouveaux acteurs internationaux, l’existence à travers le monde d’une diaspora africaine très active et la constitution en Afrique, au cours du dernier siècle, d’une expertise non négligeable.
Des gens ont été formés. Il existe un formidable capital culturel, artistique et technique, une classe de professionnels arrimés au monde, qui pensent et qui savent penser le monde.
Reste à faire du continent un vaste espace de circulation, le lieu de destination de nouvelles migrations. Reste à désenclaver cette énorme masse terrestre.
Reste à abolir les frontières héritées de la colonisation, et l’Afrique redeviendra sa force propre, son centre propre.

Parlons des Africains qui ont quitté leur continent. En Belgique, la diaspora est en situation d’échec : échec de ne pas avoir pu rester vivre dans le pays d’origine, échec de l’intégration, échec de la génération suivante, ces jeunes déscolarisés, moins instruits que leurs parents et qui ne trouvent pas d’emploi. On observe donc une situation de grande désespérance. Que lui dites-vous à cette diaspora ?

ACHILLE MBEMBÉ : Ces gens d’origine africaine sont désormais des Européens.
Ils doivent ouvertement embrasser et assumer leur européanité.
Pour faire valoir leurs droits ici même, au cœur de l’Europe, et se faire reconnaitre comme des Européens à part entière, ils devront lutter comme d’autres avant eux.
Ceci exige qu’ils se réinventent en tant que communauté sur la base des ressources symboliques et matérielles qui sont les leurs. Comment ? À travers la mise en place d’institutions, qu’elles soient financières, politiques, sociales, religieuses ou intellectuelles, par exemple. On ne fera pas l’économie d’institutions propres. Mais les institutions ne suffiront pas. Il faut mobiliser collectivement, éduquer politiquement, financer sa propre émancipation, tisser des solidarités neuves. Tout ceci exige des styles nouveaux de leadership et, surtout, la constitution d’un capital intellectuel et critique nécessaire pour accompagner les luttes.
Pour avancer, il faut commencer par la communication. Comment va-t-on communiquer ? Dans quelle langue ? Il faut commencer par soi même, par le corps, son corps. Quel est le supplément dans lequel on peut puiser quand le corps sera épuisé, car il sera épuisé ?
C’est un travail colossal. Il faudra créer d’énormes réserves symboliques et intellectuelles si on veut aller de l’avant. Quand le corps est épuisé, il faut puiser dans un supplément immatériel pour le remettre sur la route. C’est bien d’avoir des gens d’origine africaine dans le foot, la mode, la comédie, les industries de la distraction et des loisirs et ainsi de suite. Mais nous ne serons pas tous des footballeurs, des musiciens et des comédiens. Apprenons aussi à devenir des banquiers, des avocats, des assureurs, des spécialistes des technologies de demain. Et, surtout, lisons.
Lire est un acte politique qui permet de reconstituer les réserves symboliques. Créons des institutions parallèles. Apprenons notre histoire, pas comme histoire séparée, mais comme une part de l’histoire du monde. Marquons un vif intérêt pour l’histoire d’autres communautés qui ont été soumises plus ou moins aux mêmes conditions que nous et qui, quelque part, sont parvenues à s’en sortir. Lisons l’histoire des Juifs, des Chinois et d’autres, non point pour verser dans le ressentiment ou dans la concurrence des mémoires, mais pour faire des mémoires de chacun autant de richesses au service de toute l’humanité.
Il ne s’agit pas d’être pessimiste au regard des situations présentes. Il s’agit de prendre la mesure réelle de ce qui est en jeu et de ne pas se raconter des histoires.
Car, au vu de notre passé, nous ne pouvons faire autrement. Nous ne ferons pas l’économie de nouvelles luttes.

Propos recueillis par Gratia Pungu, Jérémie Detober et Joanne Clotuche.