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A bas l’utopie, vive la démocratie profonde !

À la lecture de l’interview de Lyman Sargent, on est frappé par l’importance qu’il donne à la distinction entre utopie et idéologie. Sans doute en partie à cause de l’orientation des questions qui lui sont posées, il semble nous dire que l’idéologie est la forme que prend l’utopie quand elle tente de se réaliser dans le concret, quand de « fictive » et imaginaire elle devient effective. D’où l’identification presque totale entre idéologie et dystopie, ou « mauvais lieu ». Ce qui est en cause, selon Sargent, c’est la tendance spontanée des tenants d’une idéologie à l’imposer à autrui de façon autoritaire, au nom d’une certaine conception de la perfection personnelle ou collective. Or, comme l’idée de perfection s’ancre dans la prétention à la «vérité», il s’ensuit – toujours selon Sargent – que l’idéologie (et c’est là ce qui la rend problématique) veut rendre concrètement vrai ce que l’utopie gardait dans l’horizon chatoyant d’une fiction inspirante.

Nous devons repenser nos sociétés modernes comme des laboratoires égalitaires d’expérimentation à la fois personnelle et collective au sein de groupes utopistes obéissant aux contraintes de liberté et d’autonomie qu’imposent nos démocraties.

Il me semble difficile d’adhérer à cette dichotomie. En effet, comment pourra-t-on envisager alors ce que Sargent lui-même appelle de ses vœux, à savoir « le perfectionnement humain », si l’on se cantonne dans la position anti-perfectionniste qu’il adopte : « Si l’on pense que quelque chose représente la vérité, alors on n’est pas loin de croire que ceux qui n’acceptent pas cette vérité devraient, dans les termes de Rousseau, être “forcés d’être libres” » ? Pourquoi tout citoyen qui prétendrait vivre avec vérité et authenticité serait-il condamné à basculer dans la violence ? C’est là, me semble- t-il, l’un des plus graves mensonges de notre époque postmoderne. Certes, les totalitarismes n’ont jamais hésité à se servir de l’alibi d’une vérité ontologique (économique, politique, raciale…) unique et obligatoire afin de brutaliser des êtres dont le chemin les menait ailleurs. Mais quelle est donc l’alternative que Sargent nous propose ? Que doit-on comprendre par son étrange assertion : « Les utopies tendent à être connues plutôt qu’être vraies » ? Peut-être ceci : que l’utopie est un ferment d’expérimentation qui mène à une vérité vécue et reconnue a posteriori, alors que l’idéologie se conçoit comme un ensemble de vérités posées a priori et formant la condition préalable à toute expérimentation reconnue comme valable. Le premier enjeu de fond du débat est donc celui de l’expérimentation sociale, en opposition à la socialisation a priori de l’expérimentation. Si tel est le message de Sargent, on ne peut qu’y adhérer. Il ne me semble toutefois pas salutaire de l’exprimer à travers une opposition trop tranchée entre idéologie et utopie, entre « désir » et « croyance ».

Utopie ou eutopie ?

Il est incorrect de suggérer que le sens du mot utopie – en grec : sans lieu et donc hors de ce lieu-ci – puisse être simplement rapproché du « bon lieu ». Le bon lieu, c’est l’eutopie (comme on parle d’eutonie). Les racines grecques « ou- » (hors) et « eu- » (bon) ne sonnent identiquement qu’en anglais. Il est important pour une réflexion progressiste sur les alternatives socioéconomiques de pouvoir faire la distinction entre l’utopie, qui renvoie à une fiction « hors lieu », et l’eutopie, qui renvoie à un « bon lieu » à mettre en place ici et maintenant. Quiconque a déjà participé à des mouvements sociaux ou à des engagements radicaux sait que ce n’est jamais le non-lieu qui est visé, mais le « bon lieu » concret, l’eutopie. Une utopie est toujours une eutopie qui ne trouve pas encore de lieu dans le réel. Le mystère est comment le passage au réel de l’utopie peut transformer l’eutopie désirée en dystopie, et pourquoi cela a souvent été le cas. On ne saurait déduire des indéniables malheurs de l’histoire qu’une utopie ne peut – et ne doit ! – jamais se réaliser en eutopie. Les aboutissements heureux sont peut-être rares, mais ils existent et c’est significatif. Prétendre le contraire, c’est se barrer la route vers le moindre perfectionnement humain, tant au niveau personnel qu’au niveau collectif. L’hypothèse non dite de Sargent est que la nature humaine – concept par ailleurs si radicalement rejeté par la postmodernité dont il se réclame – interdit quasi systématiquement la réalisation paisible d’une utopie et fait constamment courir le risque d’une idéologisation mortifère. Pourtant, quelle que soit la faiblesse à mes yeux de sa position anthropologique, Sargent suggère une idée importante : celle d’une non-prévisibilité nécessaire des résultats de l’action politique. Ce qui fait que l’utopie devienne dystopie plutôt qu’eutopie est que les promoteurs d’un « autre monde » ne sont fréquemment que des stratèges cyniques et ne sont en général pas ouverts à la question délicate de ce que je voudrais appeler la plasticité humaine. De quoi s’agit-il ? En fait, un monde nouveau ou une société nouvelle va toujours de pair avec un « être humain nouveau ». N’en déplaise à ceux qui, pour de bonnes raisons du reste, ont été échaudés par les dérives soviéto-staliniennes de l’« Homme Nouveau » : en refusant que soit inclus dans la réflexion utopique l’enjeu de notre humanisation à poursuivre, nous faisons comme s’il existait une « nature » humaine qui servirait de cadre contraignant à toute avancée sociale. Ne serait-ce pas à cause du non-respect des contraintes issues de cette « nature » humaine que les utopies dériveraient en dystopies ? L’eutopie n’aurait-elle un avenir que si elle reste au sein des données « objectives » de l’humain « tel qu’il est » ?

Concilier les possibilités d’une expérimentation sociale riche et d’une expérimentation anthropologique féconde est l’enjeu le plus radical de nos social- démocraties.

Voilà le second enjeu clé de la réflexion sur l’utopie. Il concerne la place qu’on donne à l’auto-transformation de l’être humain au sein même de la trajectoire de changement social. Je ne sais pas si l’expression de « perfectionnement humain » utilisée par Sargent est heureuse dans le cadre sceptique qu’il prône, mais je suis assez d’accord pour penser avec lui que le changement collectif doit être organisé de telle sorte que nos trajectoires personnelles d’humanisation restent ouvertes, et de telle sorte que nous ayons réellement et librement accès, tous autant que nous sommes, aux ressources d’expérimentation anthropologique que nos traditions philosophiques, spirituelles et religieuses portent en elles.

Volonté politique

Concilier les possibilités d’une expérimentation sociale riche et d’une expérimentation anthropologique féconde est, à mes yeux, l’enjeu le plus radical de nos social- démocraties. Nous devons repenser nos sociétés modernes comme des laboratoires égalitaires d’expérimentation à la fois personnelle et collective au sein de groupes utopistes obéissant aux contraintes de liberté et d’autonomie qu’imposent nos démocraties. L’égalité des chances, ce n’est pas simplement la possibilité égale pour tous de participer à la « coopération sociale » au sein du système socioéconomique actuel, à « nature humaine » donnée ; c’est aussi et avant tout l’égalité d’accès pour tous aux ressources de sens (idées philosophiques, outils psychologiques et symboliques, réseaux de pratiques politiques, conceptions et pratiques spirituelles) qui permettent de repenser et de refaçonner en même temps le social et, en son sein, l’humain. Militer en faveur d’un « autre monde » au sein de nos démocraties pluralistes, c’est avant tout avoir – en tant que citoyen – le droit et la possibilité effective de se façonner personnellement et collectivement au sein d’une collectivité démocratique qui tolère et encourage l’expérimentation : œuvrer pour le tout, travailler sur soi ! L’État devrait avoir pour tâche primordiale de nous assurer, comme citoyens, une égalité des chances d’accès à une existence eutopique : à une utopie réalisée, vécue en temps et lieu réels. C’est avant tout à cela que sert la démocratie, et non au pilotage servile des mécanismes d’un capitalisme ou d’une économie planifiée qui aveugle les êtres humains sur les potentiels qu’ils portent en eux. C’est à cause de cet aveuglement que les démocraties capitalistes comme les démocraties populaires se sont muées en dystopies. La cause : les unes comme les autres sont simplement de mauvaises utopies, c’est-à- dire des idéologies caricaturales qui pensent de travers les enjeux et les exigences de nos trajectoires d’expérimentation sociale et anthropologique. Sans cette exigence d’un égalitarisme des expérimentations eutopiques, dans le cadre d’une démocratie profonde qui empêche que les résultats de l’expérimentation soient connus d’avance et imposés par la force, nos utopies dégénéreront sans cesse en dystopies. Mais ce n’est pas une fatalité. C’est une question de volonté démocratique.